bulletin n° 7 ** décembre 2010 ** fondateur : Philippe Moisand
Philippe Moisand
Chacun s’en est donc retourné chez lui, la tête pleine de souvenirs et d’émotion après cette belle fête qui nous a (presque) tous réunis. Ce fut une grande réussite, rendue plus belle encore par le beau temps enfin revenu. Nul doute que Bonne Maman a fait là haut ce qu’il fallait, aidée par les prières des Clarisses de Poligny que nous ne manquons jamais de solliciter dans ces occasions. On ne remerciera jamais assez Mamie d’avoir été l’inspiratrice et le moteur inconditionnel du projet, en dépit des difficultés que nous avons rencontrées en cours de route. Mais il faut aussi féliciter chacun d’entre vous d’avoir répondu présent et d’avoir activement et chaleureusement participé. Dès le regroupement devant le lycée Henry Moisand, j’ai senti la joie et le bonheur de chacun de se retrouver après, bien souvent, de longues années. Le ton était donné, la fête pouvait commencer. Pour prolonger encore un peu le plaisir, je vous propose de vous faire découvrir les dessous de l’organisation tels que je les ai vécus, puis de revenir avec Catherine Allainé Moisand sur la journée du samedi (dommage qu’elle ait été absente le dimanche) et enfin de partager avec Mylène Duffour Froissart ce petit brin de nostalgie inhérent à toutes les réunions de ce genre. Mais il nous faut aussi reprendre le cours normal de notre Bulletin. Vous ne serez pas surpris de retrouver trois de nos rédacteurs assidus, en l’occurrence Mylène Froissart (coucou la revoilà !) qui nous parle de ses souvenirs de guerre, Geneviève Moisand qui poursuit l’histoire de la famille Moisand et Gaëtan Moisand junior qui revient sur la collaboration de Robert Picault avec les Faïenceries de Longchamp, grâce à l’aide précieuse de la fille de ce dernier, Anne Aureillan.
Bon Noël à tous.
Les tribulations d’un organisateur de cousinade
Philippe Moisand
Photo de titre : le comité d’organisation presqu’au complet. Longchamp 5 sept. 2010
Ce n’est pas une mince affaire que de se lancer dans une telle aventure. Le premier moment d’excitation passé après l’euphorie de la décision, toute une série de questions vous viennent à l’esprit qui sont autant de préoccupations sur le bien fondé de la démarche et sur les chances de succès de sa réalisation. J’étais personnellement d’autant plus soucieux que le lieu choisi ne pouvait être que Longchamp et que je me trouvais donc, avec mes frères et soeur, en première ligne. Deux déjeuners, au demeurant fort sympathiques, le premier chez Marie-France Lucet et le second chez Mamie Martin, m’ont convaincu qu’ il y avait suffisamment de motivation dans l’équipe pour cesser de tergiverser et de se mettre tous au travail.
Le comité d’organisation
Rien n’aurait pu se faire si, dès le départ, ne s’était constituée une véritable équipe au sein de laquelle chacune des huit branches devait être représentée. Choisir ces représentants fut une tâche délicate, mais finalement assez aisée tant les choix s’imposaient d’eux mêmes. Guy Moisand, parce qu’il habite (presque) sur place et qu’il a acquis une grande expérience de ce genre d’évènement dans sa belle famille. Mylène Duffour/Froissart, parce qu’elle est l’aînée des Duffour et qu’elle a, dit-on, beaucoup de temps disponible. Annie Bernard/Andrier, parce qu’il lui fallait bien reprendre le flambeau de sa fille Isabelle, co-inspiratrice du projet et trop occupée par son travail et sa petite famille. Votre serviteur, parce qu’il n’a rien d’autre à faire. Daniel Moisand, parce qu’il est l’incontournable généalogiste/historiographe de la famille. Catherine Thomas/Moisand, parce qu’elle cherchait l’occasion de s’échapper de temps en temps de son Béarn pour se rapprocher de sa famille. Christine Pruvost/Petit, parce qu’elle était visiblement très motivée. Quant à Mamie Martin, vous avez tous deviné pourquoi elle n’a laissé à aucun de ses enfants le soin de représenter sa branche. Je ne serais pas honnête si j’omettais, dans cette longue énumération, les conjoints des uns et des autres qui ont participé sans rechigner, je dirais même avec un plaisir évident, à nos travaux.
Vous dire que nos réunions périodiques étaient perçues comme un pensum serait clairement mentir. Je me faisais personnellement une joie de retrouver toute l’équipe chez les uns et les autres, à tour de rôle, pour un long déjeuner de travail pour lequel les maîtresses de maison faisaient assaut d’imagination et de talents culinaires. Nous en venions même parfois à nous dire que, même si nous ne pouvions mener à bien notre projet, nous aurions au moins profité de ces belles retrouvailles gastronomiques.
Le nerf de la guerre
Pour autant, la vie ne fut pas rose tous les jours. Il fallut bien s’attaquer aux vrais sujets, et en premier lieu le plus important. Sachez à ce propos que la cousinade a ceci de particulier, par rapport notamment à un mariage, que vous devez faire payer vos invités. Situation d’autant plus délicate que vous ne pouvez pas fixer le prix sans connaître le nombre de participants et que les candidats potentiels ne se déclarent pas nécessairement tant qu’ils ne connaissent pas le prix. Equation à deux inconnues que nous étions bien en peine de résoudre scientifiquement, mais que nous avons traitée de façon très pragmatique.
Le seul inconvénient de cette méthode est qu’elle vous laisse jusqu’au bout dans l’incertitude du résultat: pourrions-nous couvrir nos frais ou faudrait-il demander une petite rallonge après la fête? Dieu merci, votre sobriété nous a sauvés: la consommation, finalement très raisonnable, de vins et alcools a laissé d’importants excédents de bouteilles dont le rachat par les membres du comité est venu fort opportunément boucher le trou qui nous menaçait.
Mais il nous a fallu, pour en arriver là, bâtir un budget, fixer les tarifs en fonction de l’âge des participants, prévoir une décote pour ceux qui ne pouvaient être présents que le samedi ou le dimanche, collecter les fonds et les imputer correctement aux cotisants. Bref, un véritable travail de bénédictin pour lequel j’ai pu bénéficier de l’aide précieuse de Daniel.
Dani et Ginette
Vous les avez certainement vus le samedi matin, assis à la table de contrôle, fouillant fébrilement dans leurs listes d’inscrits pour faire payer ceux qui n’avaient pas encore réglé leurs cotisations et distribuer les badges. Comment s’y retrouver dans ce flot de passants piailleurs et indisciplinés, tout à la joie de se retrouver sur le site familial? La bonne humeur et la bonne volonté de chacun aidant, ils ont fini par s’acquitter très proprement de leur tâche et de remettre au trésorier une recette tout à fait respectable.
Mais le gros de leur travail se situe en amont. Il faut leur savoir gré de l’infinie patience dont ils ont fait preuve pour rassembler un à un tous les éléments d’information dont ils avaient besoin pour mettre à jour les arbres généalogiques que vous avez découverts sous la tente, pour y ajouter la photo de chacun, pour éditer la liste des participants et pour produire les badges. Que d’échanges de courriels avec les responsables des branches pour corriger les erreurs, récupérer une photo manquante, vérifier jusqu’au dernier jour la liste des participants qui changeait à chaque instant! Sans compter les explications qu’il a fallu fournir à certains qui ne voulaient voir ni leur photo, ni même leur nom sur un document susceptible de se retrouver sur la toile. Ils ont bien mérité de la famille.
Ite missa est
Eh bien non, il n’y eut pas de messe ce dimanche de septembre à Longchamp et ce fut très bien ainsi. Car la célébration qui en tint lieu, parfaitement orchestrée par Florence et Xavier, fut un grand moment de recueillement et d’émotion. Mais que de prises de tête pour en arriver là. Jamais nous n’avions imaginé que tous les prêtres auxquels nous avions pensé pour célébrer la messe se trouveraient indisponibles ce jour là. L’affaire prit d’inquiétantes proportions. Certains ne pouvaient accepter un tel état de fait (Bonne Maman allait se retourner dans sa tombe!) et nous l’ont vertement fait savoir. Le prêtre du secteur, réalisant qu’il nous avait un peu brutalement refusé son concours, pris de remords, saisit son conseil paroissial au sein duquel s’instaura un vif débat sur la question. Mais aucune solution satisfaisante ne fut trouvée et l’on dut revenir à l’idée d’une célébration purement familiale, très tôt envisagée par le comité. Qui s’en plaindra au vu du résultat? Même pas Bonne Maman, j’en suis sûr.
La tente
Pas question bien entendu d’utiliser la villa pour accueillir tant de monde. Il nous fallait une tente que nous installerions au fond du parc. Sans trop savoir combien nous serions, Guy Moisand s’est attelé à la tâche. La tente qu’il avait choisie s’est finalement avérée un peu grande pour le nombre que nous étions. Mais nous avons été bien heureux, la fraicheur tombant brutalement sur nos épaules au cours du cocktail, de nous réfugier à l’intérieur sans avoir à toucher au bel ordonnancement de l’intérieur et à la superbe décoration des tables imaginée par Mamie. Là aussi nous eûmes notre lot de petits soucis. Il nous fallut nous transformer en bucherons pour élaguer les branches d’arbres qui gênaient l’installation du monstre. Je revois encore Guy, armé d’une petite scie, escaladant l’échelle double et poursuivant son chemin, toujours plus haut, accroché aux branches, pour éliminer les derniers rameaux importuns. Souvenirs, souvenirs, je me croyais revenu à l’heureux temps de notre enfance (il y a près de 60 ans!) où nous bâtissions tous les deux des maisons dans les arbres. Il nous fallut aussi renouer avec notre voisin du chalet des relations qui s’étaient un peu tendues ces derniers temps. Car la livraison du matériel ne pouvait passer que par son portail. Ce fut un peu chaud par moment, car les camions de livraison écrasaient paraît-il ses fraisiers, mais tout est finalement rentré dans l’ordre.
Je n’en finirais pas de vous conter par le menu les heurs et malheurs des organisateurs. Il faut pourtant une fin à tout, au risque de ne pas citer tout le monde. Sachez seulement, si vous ne l’aviez pas déjà ressenti à la lecture de ce qui précède, que ces mois qui précédèrent l’évènement furent pour nous de grands moments de bonheur et que (je crois ne trahir la pensée de personne) aucun d’entre nous n’aurait donné sa place pour un empire!
* Catherine Allainé Moisand
En ce week-end de Journées du Patrimoine, nous avions rendez-vous, non pas avec un monument historique anonyme, mais avec un lieu mythique, berceau de la famille Moisand, pour une Cousinade géante et donc pour des (re)trouvailles, des (re)connaissances et des (re)découvertes. Il s’agissait d’assister à la réunion dans la propriété familiale de Longchamp des descendants d’Hélène Charbonnier et de Gaëtan Moisand.
Gaëtan et Hélène ont eu 8 enfants entre 1909 et 1931 dont Marcel, le grand-père de Frédéric (ce dernier étant le mari de l’auteure de l’article. NDLR), 6ème dans la fratrie, né en 1921. Ceux-ci ont eu respectivement 7, 6, 4, 8, 5, 6, 4 et 4 enfants…soit 44 petits-enfants. Le nombre d’ arrière-petits-enfants de notre génération s’élève par branche à 22, 19, 19, 9, 10, 15, 15, 13 soit 122 et la génération des arrière-arrière-petits-enfants atteint déjà 151 représentants : 32, 42, 40, 15, 3, 11, 8. On arrive ainsi à un total de 325 descendants directs auxquels il convient d’ajouter les “pièces rapportées” selon la délicieuse expression en vigueur dans la famille pour atteindre le nombre respectable de 493.
Nous n’étions “que” 294 inscrits et c’est une foule joyeuse de 0 à 84 ans qui a envahi le parc de la Villa heureusement baigné de soleil en cette fin septembre.
Nous avons commencé par une visite du Lycée de la Céramique Henry Moisand. Guidés par M. Berthet, Proviseur, nous avons pu découvrir les différents ateliers.
Le Lycée accueille 206 élèves en majorité bourguignons mais également lorrains ou bretons, attirés par des formations uniques en France. Les créations des élèves sont ancrées dans le passé de la Faïencerie pour acquérir le savoir-faire et les bases nécessaires mais aussi tournées vers l’avenir et la modernité pour s’insérer dans les exigences des différents métiers.
Nous avons ensuite gagné la villa construite en 1921 pour en explorer l’architecture et la somptueuse salle à manger qui accueillait facilement 25 convives à la grande époque. Nous avons poursuivi par un pique-nique dans le parc au cours duquel chaque branche a pu partager ses spécialités (j’ai goûté un délicieux jambon persillé et d’ excellentes terrines du Sud-Ouest).
Différentes animations étaient prévues pour agrémenter l’après-midi : pêche à la ligne pour les plus petits, diaporama présentant les photos marquantes de la vie de la famille, concert de musique classique donné au violon et au violoncelle par 2 jeunes virtuoses (1° prix du Conservatoire de Paris et de Londres), match de foot, speed-dating (dont le but était, comme son nom l’indique, de faire connaissance avec le maximum de personnes pendant un temps limité), atelier décoration sur faïence et concours de vieux Longchamp grâce à des pièces apportées par les participants et exposées dans la salle à manger de la villa.
Le diner avait lieu sous des tentes montées pour l’occasion et suffisamment spacieuses pour accueillir ensuite la soirée dansante. Nous avons eu droit au traditionnel lâcher de ballon en papier qui a quelques temps illuminé la nuit et peut-être donné lieu une fois encore à des interrogations policières quant à la présence d’OVNI dans le ciel bourguignon (voir Bulletin Chardenois N°3 ).
Je suis heureuse d’ avoir pu participer à ces Cousinades pendant lesquelles j’ai même eu le plaisir de servir d’ interprète aux cousines allemandes. J’ai pu voir enfin de mes yeux ce lieu dont Mamie parle si souvent, j’ai pu en ressentir l’atmosphère et imaginer ce que devait être la vie dans cette grande maison à l’ époque des Faïenceries.
J’ai surtout pu montrer aux filles ces lieux qui témoignent du passé d’une partie de leur famille et sont si chargés symboliquement. Elles n’en ont sûrement pas pris conscience ce week-end, toutes à leur joie de retrouver leurs cousins et cousines, ce qui est bien le but d’une Cousinade, mais elles auront un point d’ ancrage de plus dans leur histoire, sauront ainsi d’où elles viennent et garderont des souvenirs concrets de Gaëtan et Hélène, lointains aïeuls disparus mais tellement présents dans l’ atmosphère de la villa et dans les récits épiques de leur arrière-grand-mère.
Merci et bravo pour l’organisation, avec une mention spéciale pour Catherine Thomas-Moisand qui me prête son nom de famille depuis 15 ans et qui s’est occupée de regrouper la branche Marcel.
(lire par ailleurs le commentaire de Catherine attaché au bulletin n° 6)
* Marie-Hélène Duffour Froissart
La grâce nous a été donnée à profusion, à commencer à travers le soleil. Le retour fut quelque peu nostalgique : tout a passé si vite! Il nous reste des photos, des adresses échangées, et surtout l’oeuvre magnifique de Gaëtan. Elle a largement contribué à créer l’émotion ambiante. Tous se sont agglutinés dans le salon et beaucoup ont essuyé discrètement leurs larmes. Cette histoire familiale à ses origines racontée en images et en musique avec toute la délicatesse qui caractérise Gaëtan et toute la poésie qu’il a su y mettre reste le plus beau témoignage de cette cousinade et il peut en être fier et heureux.
Les arbres généalogiques raffinés et précis ont touché toutes les générations qui se sont peu ou prou retrouvées et la patience infinie de Geneviève et Daniel s’inscrit au palmarès des chefs d’oeuvres, sans oublier la minutie et l’élégance des badges qu’il ne fallait pas négliger.
Nos retrouvailles se renouvelleront, je l’espère, elles s’inscrivent au coeur de chacun comme une magnifique réussite. Aucune fausse note, une joie sincère, un partage efficace des compétences et une simplicité d’échanges dignes de notre Bonne-Maman.
Au soir du dimanche, alors que je remontais le long des bambous pour rejoindre la villa, j’étais redevenue la petite Mylène aux nattes blondes que cherchaient ses cousines chéries. Je fus tirée brusquement de mes rêveries et projetée non moins brusquement sur la terre ferme en entendant des voix enfantines agitant les buissons et criant : “Attention ! Voilà une grand-mère!”. Avaient-elles peur de se faire gronder parce qu’elles abîmaient les feuillages ou n’était-ce que délicatesse de leur part pour ne pas m’égratigner?
C’étaient les mêmes petits enfants, jouant à travers les mêmes bambous, courant sur les mêmes pelouses et profitant à plein de la même liberté… Que nous avons été gâtés pour tout ce partage !
Photo de titre : un des panneaux en cérastone de la table de cuisine de la Villa. Conception et décor : R. Picault. 1972
Ecrire sur Robert Picault dans le Chardenois ne relève pas du hasard. Car Robert Picault a été un compagnon de route fidèle et durable de la famille Moisand et des Faïenceries de Longchamp. Parler de lui, c’est d’abord évoquer un homme exceptionnel, à la fois artiste et artisan, un homme de talent, doué pour tout ce qu’il touchait ou abordait. Il est devenu par le détour de rencontres imprévues un grand céramiste, l’un des “créateurs” du Vallauris de l’après-guerre, pépinière de jeunes talents en céramique, que Picasso contribua à mieux faire connaitre.
Parler de lui, c’est aussi parler de “nous”, de Longchamp et des Moisand , lesquels ont été tout autant fidèles à Robert Picault qu’il l’a été à leur égard. Une amitié réciproque est née en même temps que s’est déployée sur près de 30 ans une collaboration professionnelle fructueuse. Robert Picault n’a pas été uniquement l’un des céramistes les plus talentueux de Vallauris, il est devenu par la suite un grand créateur de modèles et de décors des Faïenceries de Longchamp, tant pour pour les carreaux de faïence que pour les services de table, de façon occasionnelle à l’origine, puis continuelle par la suite.
En écrivant un premier article dans le bulletin n° 2 (”la série bleue de R.P.”), je pensais que d’autres prendraient le relais pour évoquer sa mémoire, parce qu’ils avaient certainement plus de souvenirs que je n’en ai. Je me suis trompé et me suis rendu compte en posant des questions ici ou là que les souvenirs s’estompaient vite, que certains avaient une bribe d’histoire à raconter sur Robert Picault mais que l’addition de ces bribes ne permettait pas d’en faire un article.
J’étais proche de renoncer à l’idée d’honorer à nouveau sa mémoire dans le Chardenois, lorsque j’ai eu la chance de découvrir l’existence de la fille de Robert Picault et de commencer à dialoguer avec elle quelques semaines plus tard. Elle s’appelle Anne Aureillan. Et habite à Vallauris. Notre première rencontre – c’était à Cannes en mai dernier – eut un côté surréaliste : jamais jusqu’à ce jour, il ne m’était arrivé d’évoquer tant de souvenirs communs avec une personne inconnue. Nous parlions de la même chose, des mêmes faits et gestes , des mêmes gens, des mêmes lieux, comme si nous étions de vieilles connaissances, alors que nous ne nous connaissions pas quelques minutes auparavant!
Nous commençons aujourd’hui cette série sur Robert Picault, laquelle sera composée de 3 parties étalées sur 3 bulletins, par un article d’Anne : elle nous dit comment son père en est venu à la céramique et à Vallauris à la fin des années 40, ce qu’il a créé sur place, son atelier, ses collections, son voisinage avec Picasso. Elle cite son père, lequel notamment explique sa vision du métier de céramiste lorsqu’il a commencé à l’exercer. Qui mieux qu’elle pouvait débuter cette série sur Robert Picault ? Personne bien sûr, non seulement parce qu’elle est sa fille mais surtout parce qu’elle est sa plus fervente admiratrice ! Son article est accompagné de la présentation de photos et documents relatifs aux collections de l’Atelier Robert Picault. L’ensemble nous a été obligeamment transmis par Anne.
Nous connaitrons ainsi l’homme qu’il était lorsqu’il se présenta à Longchamp un beau jour de 1953…Par chance, Robert Picault a écrit ses mémoires, du moins jusqu’en 1966, et Anne a bien voulu nous communiquer quelques extraits de celles-ci, ceux qui précisément ont trait aux premières rencontres entre Robert Picault et les Moisand à Longchamp. La description de ces rencontres, objet principal de la deuxième partie de la série, sera donc signée par Robert Picault lui-même ! Celui-ci ne fut pas uniquement un artisan, il avait aussi de vrais talents d’artiste que nous chercherons, toujours dans cette deuxième partie, à mettre en valeur à travers la présentation de quelques-unes des ”pièces uniques” qu’il a réalisées.
La troisième partie sera essentiellement visuelle, elle mettra en avant les décors et modèles créés par Robert Picault pour les Faïenceries de Longchamp, avant et surtout après 1966, date à partir de laquelle il devient directeur artistique de Longchamp et ce jusqu’à sa retraite en 1980. Partie d’autant plus visuelle que nous n’avons pas d’écrits sur cette période, pourtant la plus récente : Robert Picault a arrêté ses mémoires précisément en 1966 et aucun des frères Moisand n’a écrit sur lui ou sur leurs relations avec lui, jusqu’à preuve du contraire..
Gaëtan Moisand
1ère partie : Robert Picault, de Paris à Vallauris
Anne Aureillan
Photo de titre : Robert Picault au tour dans son atelier de Vallauris
“The real secret is not in the clay or the glaze, but in the hand and imagination of the potter. It is the eye that sees, the heart that feels, the mind that reflects, but in the last analysis, it is the hand of the potter which shapes into a creation of use and beauty.”
(Robert Picault interviewé par Craft Horizons, revue américaine, déc. 1952)
Mon père Robert Picault est né à Paris en 1919. Il sera très vite orphelin de son père, lequel décède des suites de ses blessures de guerre. Il est fils unique et sa mère rêve pour lui qu’il devienne instituteur. En bon fils, il réalise le rêve de sa mère en obtenant son brevet d’instituteur. Mais le destin changera le cours des évènements. Le destin en l’occurrence s’appelle Raoul Juillard, il est le professeur de dessin de mon père : devant l’évidence de son grand talent, il ira convaincre sa mère d’accepter que son fils entre à l’Ecole des Arts Appliqués.
Après les Arts A, il devient professeur de dessin. Il conservera de cette époque de très jolies gouaches réalisées par ses élèves. Mais une idée d’orientation nouvelle germe dans son esprit. Mon père raconte :
” Avec mon camarade d’école, Roger Capron, nous étions allés au Salon de l’Imagerie et avions été frappés par une poterie rustique, agréablement décorée. Nous avions un bon ami, lui aussi de l’Ecole, Jean Derval, qui était employé chez un potier de Saint-Amand dans la Nièvre, dénommé Pigaglio. Nous pensâmes avec Roger : pourquoi ne ferions-nous pas de la poterie nous aussi ? Nous parlâmes ensemble cent fois de ce projet : faire de la poterie, c’est bien, mais qui nous apprendra ? Il fallait obligatoirement retirer Jean de chez Pigaglio et l’entraîner dans une association à trois. Jean n’était pas hostile, mais ses parents ne voulurent à aucun prix qu’il aille montrer le métier à deux ignorants. Sur ces entrefaites, je découvre au Centre où j’étais professeur une annonce pour un poste à Golfe-Juan de professeur de peinture en lettres (métier aujourd’hui disparu qui consistait à concevoir puis à éxécuter les enseignes murales des devantures de boutiques et commerces). Une de nos camarades avait connu Vallauris et Golfe-Juan avant la guerre, elle se souvenait qu’on y accédait par des chemins muletiers..”
Le directeur du Centre de formation de Golfe-Juan auprès de qui mon père avait posé sa candidature lui écrit qu’il souhaite le voir sur place :
” Vu de Paris, Golfe-Juan était un mot magique. Je rassemblai donc mes dessins, mes certificats et mit ma moto au train. Je me souviendrai toujours au petit matin du passage du train devant l’étang de Berre. Ce fut pour moi un éblouissement : le bleu azur du ciel et le bleu indigo de l’eau. C’était sublime, c’était la première fois que je venais dans le Midi et j’étais fasciné…”
Le directeur le reçut fort bien et après examen de son dossier l’embaucha aussitôt. Ce jour-là il apprit que le Centre formait également des potiers. Papa fit rapidement connaissance du professeur de poterie et obtint de lui qu’il puisse fréquenter l’atelier après le départ des élèves. Il fait venir son ami Roger et tous deux s’initient à la poterie rapidement : d’abord parce qu’ils obtiennent de conserver la clé de l’atelier où ils passent leurs soirées mais aussi les samedis et dimanches ; ensuite parce que Mr Maccary, le professeur, accepte de leur donner leurs premières leçons… :
” Battre la terre, en faire une boule, la plus ronde possible, lancer le tour au pied, trouver le coup de pédale adéquat pour qu’il tourne de façon satisfaisante, frapper la boule sur la girelle du tour, de préférence au milieu. Cà n’a l’air de rien mais souvent avec la force centrifuge on recevait la boule mal écrasée dans l’estomac… Mr Maccary s’amusait de nous voir prendre notre apprentissage au sérieux.”
Au bout de quelques jours, mon père sut bien centrer la boule, Mr Maccary lui apprit alors à la percer avec le pouce, à prendre le bourrelet ainsi formé et le tirer en l’air. Mon père, enthousiasmé par son apprentissage du tournage, apprend vite à façonner des pièces avec la terre à “pignate” (1) du pays qu’il trouvait un peu “rugueuse” mais facile à monter. Une fois à demi sèches, les pièces avaient la consistance du cuir, c’est là qu’intervenait Roger, lequel préférait le modelage et la décoration au tournage : il rajoutait des pièces de terre, les poinçonnait et décorait le tout. Ils avaient trouvé un rythme : papa tournait les pièces et Roger les décorait.
Tout près de là, Vallauris vit sur ses souvenirs d’ancienne capitale de la poterie populaire. A la fin de la guerre arrive la première génération de jeunes et nouveaux céramistes qui rachètent les fours abandonnés et redynamisent le métier. Robert Picault et Roger Capron seront parmi les tout premiers, ils fondent ensemble en 1946 l’Atelier “Callis” et adoptent le même rythme de répartition des tâches qu’au Centre de Golfe-Juan.
Ils se sépareront 2 ans plus tard en 1948 pour exprimer leur talent individuellement. Mon père s’installe alors chemin du Fournas à Vallauris. La même année, Picasso installe son propre atelier juste à côté. Tous les jours, Picasso venait dire un petit bonjour à son voisin. Les deux hommes s’apprécient : mon père réalise plusieurs films en 16mm sur le travail en cours de Picasso et photographie également ses céramiques peintes et ses sculptures.
Un jour, Picasso invita Robert Picault à aller voir une corrida à Arles. Mon père prit sa caméra et plein de films couleurs, il était content d’être derrière son œilleton de caméra, comme cela il voyait le taureau plus petit et échappait en partie au côté sanglant du spectacle. Il filma le déroulement de la corrida et, à la fin, filma également Picasso tenant l’oreille coupée du taureau qu’on lui avait remis en hommage. Picasso fut emballé lorsque mon père lui présenta le film et en le félicitant chaleureusement lui dit : “Eh bien mon cher Picault, je vais ajouter un 3ème volet à votre film” (il y avait eu un premier volet : une corrida “jouée” par des enfants avec un taureau en bois de leur invention et ensuite la “vraie” corrida) et c’est ainsi qu’il fit pour lui une corrida de papier sublime avec toutes les phases d’une vraie corrida mais en papier et crayons de couleur. Mon père en fit un film qui fut prêté par la suite à la Cinémathèque Française à la demande de Picasso. Le film revint bien plus tard à mon père, amputé malheureusement de la scène où Picasso colorie ses dessins, qui était une séquence formidable et que Papa n’a jamais pu récupérer (mon rêve serait que cette séquence soit réintégrée dans son film, lequel se trouve aujourd’hui au Musée Picasso à Paris).
Les relations entre les 2 hommes ne se sont pas limitées aux domaines photographique et cinématographique. La collaboration artistique a certainement été occasionnelle, mais elle a existé : une preuve, la photo en tête de ce paragraphe, aimablement communiquée par la conservatrice du Musée de Vallauris et tirée sans doute d’un catalogue d’exposition. Le texte en italien, qui accompagne la photo, mentionne qu’il s’agit d’une “coupe étrusque” avec effigies de Pablo et Françoise, datée du 22-8-50 et signée Picasso/Picault.
Mon père crée en 1948 ses modèles de services de table avec décors d’oiseaux, de poissons et de fleurs. Il conçoit la même année ses fameux services avec des motifs géométriques tracés en bichromie, le plus souvent vert et brun. Mais ce n’est que 2 ans plus tard qu’il arrivera à mettre en production ces derniers, après avoir résolu les problèmes de cuisson de l’émail blanc en pleine flamme dans son four à bois. Les formes qu’il crée s’inspirent de la tradition provençale tout en la renouvelant entièrement. Il forme lui-même une main-d’oeuvre locale chargée de peindre les motifs géométriques, se réservant le plus difficile, les peintures d’oiseaux et de poissons notamment. Mon père explique très clairement dans les lignes qui suivent le sens qu’il a souhaité donner à sa production :
“Avec la réapparition des ustensiles de cuisine en aluminium, en fonte, en métal émaillé, qui avaient disparu pendant la guerre, la « pignate » (1) vivait son chant du cygne.
Malgré tout, je pensais qu’il y avait une place pour la poterie culinaire, à condition de la repenser entièrement. Ayant feuilleté un catalogue de poteries des années 1880, je constatai que beaucoup de pièces intéressantes alors au répertoire ne se fabriquaient plus : four de campagne, daubières, terrines, diables Roussel. Il fallait les faire revivre. Tout d’abord, redessiner toutes les formes qui s’étaient terriblement affadies. Retrouver un dessin agréable et fonctionnel pour les anses, les queues des poêlons et les boutons des couvercles. J’entrepris donc de dessiner des formes essentielles en les déclinant en un nombre de tailles réduit. Je mis au point les nombreux modèles de ma collection avec pour devise : “de la cuisine à la table “. Je tenais à ce que l’on puisse apporter sur la table sans rougir les plats dans lesquels les viandes, poissons ou légumes avaient été cuisinés.
Je fis quelques séries en alquifoux (2) teinté à l’oxyde de fer qui donnait un très joli ton roux. Puis un jour me vint l’idée de mélanger de l’oxyde de cuivre et de l’oxyde de manganèse qui donnèrent un superbe noir métallisé que je fus le premier à exposer à Vallauris. Ce noir métallisé eut beaucoup de succès et je fus un long moment le seul à le fabriquer.
Je voulais absolument “sortir” une poterie décorée qui se démarque de tout ce que l’on avait vu jusqu’alors. Mais pour cela, je ne disposais que de mon four à bois. Je voulais tenter de cuire de l’émail blanc en pleine flamme, alors que d’habitude on protégeait l’émail stannifère dans des gazettes (3). Je souhaitais décorer ma poterie sans m’inspirer en aucune sorte de ce qui s’était fait dans le passé, dans un style rustique, alerte, gai, facile à exécuter. Les décors, qui couvraient la pièce entière, étaient : des bandes, des ronds, des points, des ondulations, des croix… Je me réservais les décors de fleurs, poissons et oiseaux.
Mon idée était que les décors pouvaient êtres différents sur toutes les pièces d’un service, le lien qui créait la parenté devait être la couleur.»
(le four à bois de Robert Picault, celui-ci à gauche sur la photo ; ci-dessus, au début de la citation de RP, photo d’une soupière tripode en “noir métallisé” et, un peu plus bas, une assiette en alquifoux de 1948)
La dernière fois que j’ai vu Roger Capron, avec qui mon père s’était associé à l’origine et qui était resté l’ami de toujours, il m’a dit : “Robert, il a créé un décor qui a duré près de soixante ans !!! On en a tous rêvé, c’est exceptionnel !!”. Ce jour là, Roger m’a fait un plaisir immense : il m’a fait prendre conscience de la longévité extraordinaire des créations de Papa. Et puis surtout cette conclusion : “On en a tous rêvé…”.
Quel hommage de la part d’un homme aussi talentueux. … “Un décor qui a duré près de soixante ans” : comme déjà dit , mon père crée ses collections entre 1948 et 1950. En 1979, il vend son atelier à son contremaître avec les formes et les modèles qu’il a créés. Ce dernier le revendra en 2000. La collection perdure encore après cette date du moins lorsque les repreneurs respectent les formes et les décors. Mais ce n’est pas toujours le cas malheureusement et le pire est qu’ils signent RP des produits qui n’ont plus rien à voir avec le style Picault. L’atelier ferme en 2006.
Soixante ans, c’est vrai : c’est exceptionnel !
(1) pignate : marmite en terre.
(2) alquifoux : sulfure de plomb que l’on mélange à du sable siliceux pour vernir et imperméabiliser les poteries.
3) gazette ou cazette : caisson en terre réfractaire dans lequel on fait cuire des pièces de poterie pour les soustraire à l’action directe de la flamme.
Les citations en vert sont extraites des Mémoires de Robert Picault.
Atelier Robert Picault : photos et documents
ci-dessus : à g. soupière et daubière “noir métallisé”, à dr. four de campagne auj. au Musée Magnelli deVallauris
ci-dessous, à gauche : diable Roussel en 2 parties s’emboitant l’une sur l’autre pour former un poêlon fermé
© R. Picault-droits réservés
Dès le début des années 1950, devant le succès de ses créations, Robert Picault développe une production en série, qui demeure toutefois artisanale. Il la vendra à Paris et dans le monde entier.
C’est à Paris qu’il rencontrera la personne qui quelques temps plus tard le mit en relation avec Longchamp.
Mais ceci est une autre histoire à découvrir dans le prochain bulletin…
Marie-Hélène Duffour Froissart
photo de titre : Marie-Hélène en robe à smocks. 1942
Ce sont mes grands-parents qui ont poussé ma mère sur les routes de l’exode. Voiture pleine : maman conduit. Elle attend son numéro trois. Aux deux petites filles que nous sommes ma sœur cadette et moi-même, s’ajoutent notre grand-mère paternelle, une tante et deux de mes cousins plus les dernières sœurs de maman –deux fillettes de huit et dix ans… Nous quittons la Bourgogne pour le sud de la France. Nous échouerons en Aveyron et y retrouverons Papa mobilisé et stationné avec son régiment dans cette campagne somme toute accueillante. Quelle était la voiture ? Sa couleur ? Sa marque ? Je l’ignore. Nous devions être à l’étroit, mais cela nous rassurait sans doute.
Etape sur la route. Vague souvenir de lits à barreaux alignés le long du mur. Un couvent peut-être ? Ma sœur dort avec moi. J’ai entendu Maman chuchoter : « On a vraiment l’air de réfugiés ! On a donné des petits beurres aux enfants. » Je ne comprends rien à ce discours.
Ce sont des fermiers qui nous ont accueillis. J’ai regardé souvent ma photo prise dans la cour, ma sœur à mes côtés, nous jetons du grain aux poules. Avec nos robes à smocks et nos souliers blancs, on détonne dans cet environnement champêtre. Deux citadines en vacances ? Deux petites filles heureuses de vivre me semble-t-il…
Est alors arrivé ce jour terrible : 3 juin 1940. Mon parrain vient d’être tué, descendu par les allemands, avion en flammes, les quatre co-équipiers sont morts. C’est le jeune frère de Papa, 25 ans, héroïque – il avait pris la place d’un père de famille pour cette mission dangereuse. Je n’ai aucun souvenir de l’annonce de ce drame. Mais le récit en a bercé mon enfance. Je n’ai plus de parrain et les grandes personnes sont tristes.
Il paraît que plus tard j’ai fait cette remarque à Maman : « Pourquoi pleurer puisqu’au ciel on doit être très heureux ? »
Serais-je capable des mêmes réflexions aujourd’hui ?
Plus tard, nous vivons en plein Paris. Il n’est pas rare que les sirènes mugissent. Si nous sommes à l’école, vite, vite la maîtresse nous met en rangs. Nous quittons l’établissement et rejoignons les garçons du collège voisin. Chaque classe a sa petite cave bien à elle. Je suis assise sur une caisse verte. Je suis en classe de neuvième et ma maîtresse s’appelle Mademoiselle Masquelier. Je l’adore. J’écoute religieusement ce qu’elle dit mais quand je rentre à la maison, je proclame à l’unisson avec les autres : « On a encore été à la cave. On a bien rigolé ! »
La nuit, c’est plus embêtant. Papa nous réveille souvent. Il a toujours surveillé, en nous disant bonsoir, que les pantoufles soient toutes les deux au pied du lit et la robe de chambre à portée de la main. C’est qu’on n’a pas le temps de traîner, on habite au quatrième, on descend en courant sur le tapis rouge (il n’y a pas d’ascenseur) et on s’arrête d’abord chez la concierge. Parfois on ne va pas plus loin. Elle est gentille la concierge. J’adore son petit châle à trou-trou. Elle dit qu’elle l’a fait au crochet. On s’assied autour de sa table ronde, on regarde le coussin de dentelle qui est au centre et le magnifique bouquet de fleurs en tissu, puis on incline notre tête sur nos deux bras repliés et on s’endort. Ce n’est pas drôle quand il faut à nouveau se lever pour descendre encore deux étages avant de rejoindre notre cave où sont déjà installés nos voisins. On aperçoit le tas de charbon dans un coin et un minuscule trou de lumière qui nous rassure un peu.
Le lendemain, les parents lisent dans les journaux des choses horribles. Je ne comprends pas où sont les maisons qui ont été détruites. J’entends morts et blessés. Cela me passe au-dessus de la tête.
Quand les vacances arrivent et que nous allons chez nos grands-parents, il faut prendre des trains, au moins deux trains. On dit que les ponts ont sauté, que les voies sont coupées. J’écoute mais je crois toujours que ce sont des histoires de grandes personnes. Ce que je sais c’est qu’on se bouscule dans le train et qu’un jour nos parents nous ont hissés par les fenêtres pour être sûrs que nous pourrions entrer. Ils ont mis un temps infini à nous rejoindre. On avait fait presque la moitié du trajet. Alors nous avons pleuré et les gens nous donnaient des bonbons.
Et puis j’ai vu ma mère se mettre au tricot. Quatre petits gilets pour ses quatre filles - bizarre – elle s’emmêle dans d’innombrables pelotes. Elle dit en riant : « Ce sont des vêtements tricolores. » Les manches sont courtes, on est sorti de l’hiver, et comme si cela ne suffisait pas elle nous attache les cheveux avec des rubans de la même couleur. Nous sommes partis à la campagne, pas bien loin de Paris, chez une vieille tante et un certain dimanche, au moment même où nous allions déjeuner, j’ai vu Papa prendre le plat de tomates en salades et filer vers la cave où nous l’avons suivi. Personne n’avait l’air inquiet et dans la soirée, on nous a poussés sur les trottoirs. On est sorti en hurlant de joie pour faire comme les grands. Maman nous avait enfilé nos tricots à toute vitesse et on a vu de gros chars défiler et tout le monde applaudissait et des soldats nous jetaient des bonbons à la volée et on nous dit que ça s’appelait chewing-gum et on les a mastiqués. C’est drôle mais c’est pas très bon et jusqu’au soir ça a été la fête.
Aujourd’hui, ce que je n’ai pas oublié, c’est l’histoire de notre petite jeune fille qu’on appelait notre « bonne » à la maison. Elle avait trouvé des bottes, de belles bottes en cuir beige qui lui allaient parfaitement et qu’elle a portées longtemps. Je n’ai rien compris. J’ai juste entendu : « cadeau d’un boche pour sa belle ». La belle ne reverra jamais son petit soldat pris en rafales par les Américains, non plus que les trésors qu’il lui destinait. Aujourd’hui je mesure la portée de ces paroles et je songe à mes petits-enfants qui séjournent à Berlin, dans l’ignorance totale de l’histoire avec un grand « H » que nous écrivons chaque jour et qui, somme toute, n’a pas vraiment progressé…
Marie-Hélène a écrit ce qui précède il y a quelques années pour un public qui n’était pas familial. Elle nous livre ici les noms des personnes qui étaient autour d’elle pendant l’exode et apporte de plus quelques précisions :
Les hôtes de la ferme étaient les Brugier que les Duffour ont continué à “fréquenter” longtemps. Ils vivaient à côté de Rodez. Ma grand-mère paternelle, c’est Marguerite Duffour, mère de Jean, mon père, et aussi de Denise et de Pierre, l’aviateur mort le 3 juin 1940. La tante est Denise précisément, mère de Philippe, âgé d’à peine 15 mois, qui était de la partie ; ma tante Denise était enceinte de Babeth, comme ma mère l’était d’Odile.
Hélène et Gaëtan avaient poussé tout ce monde sur les routes et restaient comme gardiens des lieux à Longchamp.
C’était fin Mai et l’annonce du décès de Pierre le 3 Juin a eu lieu là. Mon père était en attente dans la région et Maman l’a retrouvé à “La Primaude”ou un nom comme cela. Je ne sais quand ils sont rentrés, en tous cas les deux femmes enceintes étaient rentrées pour accoucher à Longchamp (Babeth le 28 septembre et Odile le 18 Novembre).
La jeune fille aux bottes était notre bonne Suzanne Furic, née Nonette, arrachée à Longchamp et à l’usine où elle travaillait à 16 ans pour venir seconder maman à la naissance d’Odile. Elle vit toujours et nous ne l’avons jamais quittée. Sa mère nous a rejoint et est restée à la maison jusqu’à sa mort : Emma Nonette, dite Mama, enterrée à Longchamp. Suzanne adorait mes parents, elle connaît mille histoires sur la famille….. Elle a eu ses bottes à la libération de Couilly où étaient les Joran chez leur mère et où nous les avons rejoints. C’était en 1944…
Les Moisand de Beauvais
Geneviève Moisand
Geneviève poursuit ici son récit sur les Moisand de Beauvais. Après Antoine, le premier à quitter la Touraine de ses ancêtres (voir bulletin n° 6), voici Constant, qui sera, comme son père, imprimeur, mais il sera surtout fondateur d’un journal qu’il dirigera jusqu’à sa mort, “Le Moniteur de l’Oise”. Constant est le grand-père de Gaëtan.
2ème partie : Constant MOISAND
Constant Antoine MOISAND naît en 1822 à Beauvais neuf mois après le mariage de ses parents. Sa mère n’ayant que 24 ans, ce pourrait être annonciateur d’une fratrie importante à venir ; pourtant Constant restera fils unique. Suivant le modèle paternel, sa carrière commence par des stages à Paris dans diverses imprimeries. Il collabore ensuite à deux journaux, puis, se fait recevoir à la toute jeune Société des Gens de Lettres sous les auspices de Mr Emile Marco de Saint-Hilaire dont il était l’ami. Il fait aussi quelques publications. Mais assez rapidement il se réinstalle à Beauvais où il commence par travailler dans l’imprimerie de son père. Il se marie jeune, à 22 ans, avec sa cousine Charlotte Clarisse CROQ (l’arrière-grand-mère de Clarisse étant la sœur de l’arrière-grand-père de Constant) qu’il va rechercher en Touraine. Le mariage a lieu à Tournon-Saint-Pierre, le 4 novembre 1844.
C’est dans le courant de l’année qui suit son mariage, en 1845, peu de temps avant le début du second empire que Constant fonde, avec l’appui des conseillers généraux de l’Oise, un journal local : LE MONITEUR DE L’OISE, dont il devient le principal rédacteur . Il s’agit d’un journal d’orientation gouvernementale qui a une assise financière solide grâce à une clientèle d’annonceurs, et qui paraît le mercredi, le vendredi et le dimanche.
Trois ans plus tard, en août 1848, il obtient ses brevets d’imprimeur, de lithographe et de libraire. Il fait ainsi l’objet d’une fiche au Ministère de l’Intérieur, Direction générale de la sûreté publique, division de la presse, de l’imprimerie et de la librairie, qui stipule : « Monsieur Constant MOISAND est propriétaire et rédacteur en chef d’un journal de l’Oise et juge au Tribunal de commerce de Beauvais ; il jouit de la considération générale. Il a collaboré au journal de Sicile en 1846 et 1847, et attaché son nom à diverses brochures. Son journal, le plus répandu des journaux du département de l’Oise, (il compte 2600 abonnés) est rédigé dans le sens gouvernemental et les tendances que lui imprime son rédacteur doivent s’accentuer encore dans cette direction. »
Parallèlement à son journal, Constant commence à publier à partir de 1847, notamment : « L’histoire du siège de Beauvais en 1472 », chez un éditeur parisien ; « La petite ville » en 1851 ; « De l’établissement du Ministère public près les Tribunaux de commerce » en 1859 ; une notice biographique sur Henri de Noailles, duc de Mouchy, une histoire abrégée de la Maison de Mornay, un rapport sur le canal du Nord, “le Brésil (débuts et développement des plantations de café), “Pierrefond-les-ruines et Pierrefond-les-bains”. Il est fait Chevalier de la Légion d’Honneur en août 1856 en qualité de propriétaire rédacteur du Moniteur de l’Oise et pour services rendus dans la presse. Constant et Charlotte ont deux enfants, un fils Horace, dont il sera question dans un autre chapitre et une fille Juliette Clarisse Héloïse qui naît 7 ans après son frère. En pleine brillante carrière, Constant meurt brutalement le 3 décembre 1871, à 49 ans, d’une embolie pulmonaire. Son décès est commenté par toute la presse locale. Sa veuve recevra même, si l’on en croit la légende familiale, un télégramme de condoléances de l’ex-impératrice Eugénie, pieusement conservé dans la famille (par qui ?). Il est inhumé dans le caveau familial du cimetière de Beauvais. Sa notice biographique précise qu’il a siégé comme juge au tribunal de commerce de Beauvais pendant 10 ans et qu’il occupait la vice-présidence du congrès de la presse départementale, distinction justifiée par l’importance de son journal et de son imprimerie. En voici un extrait : « La mort de Mr Constant Moisand a été vivement ressentie dans le monde des lettres et dans le journalisme tout entier, sans distinction de parti. Elle a inspiré, entre autres réflexions, les lignes suivantes à la chronique de la Sté des gens de lettres : Eloigné de notre famille littéraire par sa position même, Constant Moisand n’avait jamais cessé d’être avec elle, par l’esprit et les aspirations. Il était en province un de ses plus actifs représentants.
D’autre part, le Journal de l’Oise, qui est d’un autre bord politique que le Moniteur et qu’on ne peut donc taxer de partialité, consacrait, le 5 décembre, un long article nécrologique à la mémoire de son ancien adversaire ; et ce journal, après avoir retracé les derniers moments et la fin chrétienne du défunt, disait : Mr Moisand, parvenu à une situation importante, était devenu dans notre département, une véritable personnalité. Enfant de ses œuvres, il avait créé, il y a plus de vingt ans, le Moniteur de l’Oise. Ses débuts dans la carrière du journalisme furent pénibles ; mais ses efforts et sa persistance le firent triompher des difficultés et lui assurèrent le succès. Grâce à son activité incessante, à son intelligence remarquable des affaires, à ses nombreuses relations, à son amour de l’ordre, il avait su élever son industrie à un degré de prospérité que la presse atteint rarement en province. Et, plus loin, le même journal disait encore : cette mort est un deuil pour le département car il n’est pas de questions départementales, et même locales, auxquelles Monsieur Moisand n’ait prêté l’énergique appui de sa plume ou de son influence… il aimait à mettre au service de tous l’influence que ses relations et sa position lui avaient acquises… Ses confrères le regretteront parce qu’il était un guide sûr et versé dans la pratique de leurs devoirs professionnels. Mr Moisand, enlevé par une mort aussi imprévue et foudroyante que prématurée, laisse à sa femme et à ses enfants, comme suprême consolation, le souvenir d’une vie honorable et bien remplie.
Le 8 décembre 1871, le MONITEUR de L’OISE titre :
Vient à la suite la retranscription d’articles de différents journaux dont le Journal de L’Oise qui nous apprend par le menu les circonstances du décès de Constant : il rentrait chez lui à 11 heures après avoir passé la soirée chez un ami ; à peine était-il couché qu’il sentit un mal inconnu l’envahir ; il demanda un verre d’eau ; puis, comme s’il eut voulu lutter contre la mort qu’il voyait venir et qui l’étouffait dans son lit, il se leva et se mit sur son canapé en balbutiant les mots : un prêtre, un médecin. Monseigneur Obré arriva à temps pour lui donner les dernières consolations ; il était trop tard quand vint le docteur Bourgeois, M. Moisand n’était plus. » Et qui ajoute : M. Moisand était laborieux, il était servi par des aptitudes remarquables et des connaissances variées dont il fit preuve dans sa carrière de journaliste. Son ardeur dans la lutte a pu lui créer des adversaires, mais son caractère bienveillant ne donnait pas accès à la rancune.
Le Progrès de l’Oise : « Nous avons le regret d’annoncer la mort de M. Constant Moisand, directeur du Moniteur de l’Oise, décédé subitement dans la nuit de samedi à dimanche. Ses obsèques ont eu lieu aujourd’hui mardi en l’église cathédrale de Beauvais, devant une assistance nombreuse. Quoique la ligne politique du Moniteur de l’Oise différât de celle du Progrès, et malgré les nuages passagers qui se sont élevés parfois entre les deux journaux, nous ne pouvons taire le profond chagrin que nous cause la mort d’un confrère avec lequel, pendant quinze années, nous avons entretenu les relations les plus agréables. » L’Union Bretonne parle d’ « un homme d’un charmant esprit, du caractère le plus aimable et des relations les plus sûres et d’un écrivain de talent. » Aux obsèques de Constant se presse une « foule considérable dans le chœur et dans la nef de l’église, foule qui témoignait par son recueillement de ses vives sympathies pour l’homme que la mort venait d’enlever si soudainement à sa famille. Tous les rangs de la société étaient représentés à cette triste cérémonie. ; chacun avait tenu à payer un dernier tribut d’estime et de regret au publiciste qui s’est montré pendant plus de vingt ans le vaillant défenseur de l’ordre ». Le deuil était conduit par M. Horace Moisand, conseiller de préfecture de la Mayenne, accompagné de M. Charles Moisand, cousin germain du défunt, et de M. Croq son beau-frère. La messe a été célébrée par Mr le curé de la cathédrale. L’assistance n’était pas moins nombreuse au cimetière qu’à l’église.
En effet, de nombreuses personnalités politiques sont présentes, mais aussi des membres de la magistrature, de l’église, de l’armée, et bien sûr tous les compositeurs et employés de l’imprimerie.
photo de titre et photo ci-dessus : lithographie représentant Constant, signée du peintre graveur Pierre de Coninck et conservée aux Archives de Beauvais.
En cliquant sur le site ci-après, vous accéderez à une oeuvre de jeunesse de Constant Moisand parue en 1842 (il avait 20 ans) intitulée ”Physiologie de l’Imprimeur” :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56126591
(Pour le feuilleter une fois que vous avez ouvert le site, cliquer sur “affichage”sous le bandeau du titre du livre et du nom de l’auteur, puis sur “feuilleter en flash”, ensuite c’est vraiment très simple pour tourner les pages ! Pour quitter le livre et revenir au “Chardenois”, cliquer une 1ère fois sur X en haut à droite de votre ordinateur, puis une 2ème fois, lorsqu’elle apparaît, sur la flèche orientée vers la gauche en haut à gauche de votre ordinateur).
Dans le chapitre 3, Constant compare non sans humour la situation de l’imprimeur parisien et de l’imprimeur de province et conclut que “c’est un triste métier d’être imprimeur en province. Croyez-moi, ne le soyez jamais”
Ce qu’il fut pourtant toute sa vie durant !
Stanislas GOATA est né le 12 septembre 2010, il est le fils de Constance Bouruet-Aubertot et d’Eric Goata, le petit-fils d’André Bouruet-Aubertot et d’Odile Duffour Bouruet-Aubertot, l’arrière-petit-fils de Jean Duffour et d’Yvonne Moisand Duffour.
Maxime DUFFOUR est né le 5 novembre 2010, il est le fils d’Arnaud Duffour et de Virginie née Boxberger, le petit-fils de François et de Véronique Duffour, l’arrière-petit-fils de Jean Duffour et d’Yvonne Moisand Duffour.
Félicitations pour votre blog, votre action pour votre famille, son histoire qui touche la grande histoire aussi, et en particulier toutes les informations sur les frères Marcel et Maurice, je suis un amateur d’art sur la chasse et je dois dire que je suis un très grand fan de Maurice (maintenant je sais que c’est lui). Cela faisait des années que je cherchais des informations sur cet artiste, grâce à vous c’est chose faite. J’ai plusieurs oeuvres de lui, dont une paire d’assiettes du service Le Deyeux, et une plaque en cuivre d’une gravure qui permettrait sans doute des retirages.
Cordialement, Jean-Christophe
Toutes mes félicitations pour cet intéressant blog et ses excellents articles. Je m’occupe d’un groupe FaceBook concernant la ville de Beauvais. J’ai appris l’existence de ce Journal qu’était « Le Moniteur de l’Oise »
Savez vous si je peux en trouver des exemplaires en ligne ?
Certains événements qui se sont passés à Beauvais, m’intéresseraient.
Merci d’avance si vous prenez le temps de me répondre.
Bon week-end
Cordialement.
Alain