bulletin n° 8 ** avril 2011 ** fondateur : Philippe Moisand
Philippe Moisand
Avec la parution de ce numéro 8, nous soufflons la deuxième bougie du Chardenois et nous en sommes fiers et heureux. Deux ans, c’est encore bien jeune, et c’est pourtant déjà un petit succès que d’avoir tenu jusque là. Merci donc à ceux qui y ont activement contribué. Gaëtan, en premier lieu, qui a transformé ma petite feuille de chou des origines en un véritable bulletin attractif et parfaitement illustré. Daniel et Geneviève, également, sans qui l’histoire et la généalogie de notre famille seraient bien incomplètes. Mylène enfin et ses souvenirs d’enfance toujours évoqués avec beaucoup de tendresse et de poésie. Je n’oublie pas bien sûr tous les autres contributeurs occasionnels et surtout pas nos deux toujours jeunes »tatas », Mamie avec son Berceau des Faïenceries paru il y a plus d’un an déjà et Marité dont l’histoire de son piano, étroitement liée à celle de la Reine, nous est enfin livrée aujourd’hui.
Merci à vous aussi amis lecteurs de nous encourager par vos visites régulières sur le blog. Savez-vous qu’en deux ans nous en avons reçues plus de 5 000 ? Je ne doute pas que la plupart proviennent de la famille. Mais il arrive aussi parfois que des étrangers s’égarent sur Le Chardenois et nous fassent part de leurs sentiments. Ainsi Jean Christophe, amateur d’art sur la chasse, qui a découvert avec surprise et intérêt notre enquête sur les frères Maurice et Marcel Moisand. Grand fan de Marcel, nous dit-il, il est devenu un inconditionel de Maurice, maintenant qu’il a compris, non sans mal, la confusion entretenue par les marchands d’art entre les deux frères (voir son commentaire en fin de bulletin n° 7).
Ce numéro est plus particulièrement centré sur les origines de la faïencerie. Visiblement, la vérité historique ne colle pas exactement avec la légende que nous ont rapportée Christiane dans sa saga familiale et Mamie dans son article précité. Mais qu’importe. Comme nous dit Gaëtan, les deux s’enrichissent mutuellement. Vous y trouverez également l’article de Marité sur son cher piano, où il est question d’ Henriette Charbonnier Bos, laquelle est aussi à l’honneur dans une autre article qui lui est spécialement consacré. Soeur de la Reine, elle était devenue, sur la fin de sa vie qu’elle a vécue à Longchamp, la tête de turc de la famille. Marité nous rappelle que certain(e)s ne se gênaient pas pour lui caresser les mollets avec des branches de houx pendant qu’elle jouait du piano. La rédaction offre une récompense au premier qui nous mettra sur la piste de cet(te) insolent(e).
La richesse du présent numéro nous oblige à décaler sur la prochaine livraison la 2ème partie de l’article sur Robert Picault et les Moisand et la 3ème de celui sur les Moisand de Beauvais. Que leurs auteurs veuillent bien nous en excuser.
photo de titre : plat, « roses et papillon » aux émaux cloisonnés, qui a participé avec succès au concours de la cousinade
Gaëtan Moisand
Dans son article « le berceau des Faïenceries de Longchamp » (bulletin n° 4 janvier 2010), Mamie Martin avait, entre autres, évoqué la période précédant l’arrivée de Robert Charbonnier à Longchamp. J’y reviens ici, après avoir découvert l’ouvrage de Jean Rosen « Les faïenceries françaises du Grand-Est » paru en 2000. J’ai puisé une bonne part de la « matière » du présent article dans cet ouvrage et remercie son auteur de m’y avoir autorisé.
Des tuileries ont existé de longue date tant à Longchamp qu’à Premières et Villers-les-Pots, 3 villages mitoyens de la grande forêt. A Longchamp, l’implantation de tuileries est certainement très ancienne comme en atteste une carte de 1572 où apparaît l’étang situé à l’orée de la forêt en contrebas de la route d’Auxonne sous le nom qui est encore le sien aujourd’hui d’étang de la Theullery (= la Tuilerie). Il faut dire que le contexte géologique est propice à la céramique avec la présence d’argiles en couches épaisses notamment à Longchamp. Et que le bois pour chauffer les fours est en abondance et à immédiate proximité.
En 1830, Claude Phal-Matiron, entrepreneur en bâtiment d’Auxonne, fonde une tuilerie, dont Mamie Martin dans son enfance visitait les ruines (voir le bulletin n° 4) à la sortie du village sur la route de Chambeire. Peu après, en 1833, Claude Phal étend son activité à la poterie-faïencerie. En 1841, il utilisait 25 fois plus d’argile pour la tuile que pour la faïence ; il produisait 60 000 briques et carreaux, 200 000 tuiles, 1500 pièces de faïence et 10 000 pots à moutarde, dont il s’est fait une spécialité. L’ensemble de ces chiffres donne une idée de la prédominance encore très nette de l’activité tuilière sur l’activité potière et faïencière huit ans après la mise en oeuvre de cette nouvelle activité.
A la même époque, la poterie-faïencerie est transférée rue du Faubourg (actuelle rue de Laubenheim) à l’emplacement même de la future Faïencerie Charbonnier-Moisand. Selon le cadastre de 1844, la parcelle n°415, rue du Faubourg, appartenait à Jean-Baptiste Phal-Maillard, elle comportait « une maison, une faïencerie, un bâtiment et une cour, un four en construction ».
On peut supposer que ce transfert est le signe du développement rapide de la nouvelle activité qui du coup ne peut plus se déployer dans l’enceinte de la tuilerie. Longchamp, néanmoins, était encore à cette date la plus petite des 3 faïenceries locales, elle était devancée par celles de Premières et de Villers-Les-Pots.
A Premières, il y eut des tuileries bien avant que ne soit créée en 1795 la première des 3 faïenceries locales : à cette date, François Pignant transforme une tuilerie héritée de son père en poterie puis très rapidement en faïencerie après avoir découvert « une superbe marne dans un étang , l’avoir mélangée à de la terre glaise et trouvé après beaucoup de temps et de dépenses le moyen grâce à ce mélange de fabriquer une faïence blanche et une faïence brune, une faïence blanche qui supporte le chaud sans s’altérer, une faïence brune à laquelle peu d’autres peuvent se comparer pour la netteté et le poli » (Statistiques de la Côte d’Or 1807). La faïencerie se fait connaître à l’extérieur en participant à l’exposition des produits de l’industrie française à Paris en 1806. L’affaire est gérée dans les années 1820 à 1850 par les descendants du fondateur, Toussaint d’abord, puis François Gustave. Lorsque ce dernier rachète la part de son frère en 1844, elle vaut 57 500 Francs. Selon les Statistiques de la France de 1847, le chiffre d’affaires de la faïencerie de Premières s’élève à 57 660 Francs, elle emploie 78 ouvriers dont 40 hommes payés 1,75 F par jour, 30 femmes payées 1 F et 8 enfants payés 0,50 F. Le bénéfice annuel est de 8 à 10 000 F.
En 1857, le petit-fils du fondateur, Jules Lavalle, médecin, botaniste et politicien, devient propriétaire de l’établissement et poursuit son développement en employant dans les années 1860 jusqu’à 150 ouvriers. En 1862, il participe à l’exposition universelle de Londres et obtient des commentaires élogieux : » On ne peut passer sous silence les camaieux de Mr Lavalle, de Premières, qui dénotent chez l’auteur une habilité de mains surprenante et une connaisance approfondie des procédé techniques ». Après la mort de Jules Lavalle, l’exploitation fut reprise par Joséphine Lavalle puis par des locataires qui ne parvinrent pas à maintenir la fabrique au niveau qu’elle avait atteint sous celui-ci. (photo en tête de ce § : les bâtiments de la faïencerie de Premières, transformés en corps de ferme, sont toujours debout !)
A Villers-Les-Pots, comme le laisse supposer le toponyme de ce village, l’activité tuilière et surtout potière est tout aussi ancienne qu’à Longchamp, voire davantage : un texte de 1375 évoque en effet déjà le village de « Villers les pos ». L’activité semble s’être poursuivie presque sans interruption jusqu’au 19ème siècle. Vers 1820, une manufacture de faïence fut créée, elle périclita assez vite avant d’être relancée vers 1826 par Messieurs Fevret et Talon qui en firent la plus grosse faïencerie de la région. Selon les Statistiques de 1847, déjà citées pour la faïencerie de Premières, celle de Villers qui fonctionne avec 3 fours emploie 90 ouvriers, dont 46 hommes payés 1,75 F, 24 femmes payées 0,75 F et 20 enfants payés 0,50 F. Son chiffre d’affaires s’élève à 111 750 Francs, soit près de 2 fois celui de Premières à la même date. En 1856, elle fut reprise par la famille Roux et prit encore de plus vastes proportions en employant jusqu’à 200 ouvriers.
Longchamp, selon les mêmes Statistiques de 1847, réalise cette année-là un chiffre d’affaires de 16 950 Francs, soit environ 6 fois moins que celui de Villers et 3 fois moins que celui de Premières. La faïencerie possède 2 fours, emploie 41 ouvriers dont 26 hommes payés 1,80 F, 10 femmes payées 1 F et 5 enfants payés 0,50 F.
Les trois manufactures fabriquaient des produits similaires, essentiellement en faïence blanche à décor souvent bleu réalisé au pochoir. Leur marché était local : Dijon et les régions limitrophes. Selon un catalogue de la faïencerie de Premières, non daté mais probablement du milieu du 19ème siècle, le prix des assiettes variait entre 1,10 et 1,30 Francs selon leur taille et selon que l’assiette était peinte ou non. Ces prix étaient de moitié moins élevés que ceux du début de siècle, probablement parce que les progrès de productivité avaient été intenses d’une période à l’autre (de gauche à droite, assiettes de Villers-les-Pots, Longchamp et Premières).
En 1862, J-B. Phal agrandit la manufacture de Longchamp. Son fils lui succède en 1866. Deux ans plus tard, il cède la faïencerie à Robert et Marcel Charbonnier tout en conservant l’exploitation de la tuilerie. Il fallut peu de temps aux Charbonnier pour devancer leurs deux voisines. La mise au point d’une pâte blanche par Mr Abington, un céramiste que Robert Charbonnier avait fait venir d’Angleterre, fit définitivement passer Longchamp de l’âge artisanal à l’ère industrielle. En 1880, la Société anonyme des faïences de Bourgogne à Longchamp employait 300 personnes, « 130 femmes, 170 hommes, pas d’étrangers ». Deux ans auparavant, la faïencerie avait été médaillée à l’Exposition Universelle de Paris.
En 1880, les services de la préfecture écrivent ceci : » La nature du sol a permis la création de plusieurs grandes fabriques de poterie. La faïencerie a été porté à un tel degré de perfection que l’on est parvenu non seulement à imiter les faïences antiques mais aussi à donner des produits très remarquables. Les fabriques de Premières, de Longchamp et de Villers-les-Pots offrent de réels chefs d’oeuvre aux amateurs de beaux et riches produits… ». ( Statistiques du département de la Côte d’Or, 1880). A cette date, les 3 faïenceries employaient 570 personnes.
Les faïenceries de Villers-Les-Pots et de Premières allaient sur leur déclin et devaient cesser leur activité au début du 20ème siècle.
A Longchamp, par contre, la grande aventure commençait, non sans soubresauts, ni tempêtes …
dessin à la plume « la Fayencerie à Longchamp » de Fyot de Mimeure (1846).
(source : Musée de la Vie Bourguignonne-Perrin de Puycousin – Dijon)
J’ai découvert ce dessin dans l’ouvrage de Jean Rosen. Le Musée de la Vie Bourguignonne, qui le détient, me l’a obligeamment transmis par voie numérique. Ce fut pour moi une heureuse surprise d’en découvrir l’existence et je pense qu’il en sera de même pour tous les lecteurs du Chardenois. Claude Fyot de Mimeure (1763-1849) a réalisé ce dessin à hauteur approximative du château, au bord de la rue du Pont (aujourd’hui rue du Lycée). On devine le pont à droite du dessin juste avant la construction à la charpente apparente et l’Arnison qui coule en contrebas de la route avant de se perdre derrière le bosquet d’arbustes en bas à gauche. La perspective n’est pas bien respectée si bien que la Fayencerie est sur-dimensionnée par rapport au terrain qui descend en pente douce vers la « rivière » et qui, lui du coup, paraît sous-dimensionné. Ce terrain, c’est la Barbière (voir bulletin n° 6), sur lequel Robert Charbonnier édifiera quelques années plus tard sa maison, « le Chalet ». Sur la reproduction du plan cadastral (ci-dessus dans le corps du texte) ont été indiqués en surimpression non seulement l’emplacement de la parcelle n° 415 mais aussi celui où Fyot de Mimeure a réalisé son dessin.
Sur cette carte postale on voit la faïencerie côté rue du Faubourg, vers 1900, soit environ 60 ans après le dessin de Fyot de Mimeure. Il n’est pas impossible que le corps de bâtiment en brique soit celui construit par les Phal. En tout cas, les fenêtres sur la carte postale, arrondies au rez-de-chaussée, rectangulaires au 1er étage correspondent assez bien à celles du dessin de Fyot de Mimeure.
couverture du livre de Jean Rosen, que l’on peut acheter sur internet ou chez l’auteur.
Les reproductions d’assiettes ou de marques de fabriques sont extraites de ce livre, à l’exception des 3 pièces ci-dessous :
« ravissante coupe » présentée par Mamie Martin dans son article déjà cité (bull. n° 4) et datée de 1862
assiette chinée par Marie-Hélène et Henri Froissart dans une brocante.
assiette achetée sur ebay par Gaëtan Moisand
Le livret écrit par tante Christiane, « la Saga des Charbonnier-Moisand », est paru il y a exactement 10 ans. Je ne l’avais jamais relu depuis sa parution et l’ai ouvert parce que j’y cherchais des informations éventuelles sur « Tante Henriette ». J’y ai surtout (re)trouvé ce qui suit, à savoir la relation de la « création » de Longchamp par les frères Charbonnier. J’ai extrait les passages qui ont exclusivement pour thème cette création en éliminant toutes les digressions, de façon à mettre clairement en parallèle l’article ci-dessus « 1830-1868 avant RC » et la relation des évènements qui, selon ma tante, ont conduit à la création de Longchamp. (Gaëtan Moisand)
Christiane Moisand Bernard (1912-2008)
Le brillant jeune homme qui eut la géniale inspiration de « créer » Longchamp, venait de conquérir son diplôme de l’Ecole d’Agronomie de Grignon, lorsque, au hasard de ses recherches, il fut séduit par les grands bois, les prairies, la rivière, les étangs, le village, bref, tout ce qui lui permettait de lancer et développer l’exploitation agricole dont il rêvait. Bien que fils et petit-fils de militaires (son père, ancien commandant de la garde de Charles X, prit sa retraite à Versailles), Robert Charbonnier [puisque c’est de lui dont il s'agit] se plaisait infiniment dans le milieu rural. Chaleureux, fin, hospitalier, ouvert à tous, il avait le goût de la terre, adorait le cheval, la chasse.
Les hasards de la vie l’avaient fait naître chez une tante, sa future marraine, qui habitait le petit château de Vougeot (pas celui des Tastevins, le plus « modeste »). C’est ainsi qu’il eut l’occasion, ses études terminées, d’entreprendre les recherches de son futur domaine, en Bourgogne, puis de s’y fixer, fier de son choix, ignorant tout de son incroyable et fabuleuse réussite future. Il s’installa tout d’abord, avec sa charmante jeune femme, Caroline, dans une agréable maisonnette, à l’entrée du village en 1867.
Caroline, dont la belle-mère, Claire Charbonnier, était la sœur de Robert, follement amoureuse de son futur époux, n’hésita pas à vendre la collection complète de tableaux signés d’artistes célèbres, qui représentait la dot léguée par son père, Charles Bercioux. Celui-ci, très fortuné, avait un goût très sûr, un sens artistique affirmé dans ses choix. Cette vente permit à Robert de réaliser l’acquisition des terres qu’il avait découvertes.
Peu après son arrivée et la mise en route de l’exploitation agricole, Robert Charbonnier explora ses terres, il découvrit rapidement les ruines d’une tuilerie, sur la colline dominant le village, puis en contrebas, au bord de la rivière l’Arnison, une imposante abbaye, jadis construite et habitée par des Chartreux,… En suivant le cours de l’Arnison, Robert eut la stupéfaction de découvrir une poterie, sans doute bâtie très anciennement par les moines, très endommagée par le temps, intéressante cependant par ses vestiges, témoignant de son passé actif au 17 ème siècle.
Marcel, jeune et brillant Centralien, frère aîné de Robert, ne tarda pas à lui rendre visite. Il fût, dès son arrivée, enthousiasmé par les perspectives de restauration et remise en marche de cette modeste poterie à demi écroulée. Il en parla à Robert qui donna sans tarder, avec joie, son accord, et partit sur-le-champ pour l’Angleterre, championne à l’époque de la porcelaine mêlée de faïence, très finement décorée (le Wedgwood subsiste encore !). Marcel se plongea pendant 6 mois dans les études du céramiste accompli qu’il devint par la suite.
Pendant ce temps, son frère se livrait avec jubilation aux plaisirs variés de la vie à la campagne : coupes dans la forêt, entretien des prairies, élevage de poissons dans les étangs, et bien sûr, la distraction favorite, le cheval !…
Dès le retour de Marcel, accompagné de techniciens anglais, les deux frères décidèrent de se lancer dans l’aventure audacieuse qui leur valut, au cours des années, d’affronter les obstacles, de vaincre, avec témérité et courage, les difficultés – voire les catastrophes – auxquelles Robert fait allusion dans son testament !
Il s’agissait, ni plus ni moins, d’avoir l’audace inouïe de « créer Longchamp » !
Quelques lignes plus bas, Christiane écrit ceci :
Je dois ouvrir ici une parenthèse : avant de commencer ce récit, j’avais l’intention d’en être l’auteur anonyme !… Très vite et naturellement, j’ai employé le « je »… me référant à la tradition orale reçue de ma grand-mère et de mes parents, plutôt qu’à une documentation précise inexistante, hormis le testament de grand-père, récemment découvert. Ce qui me fera pardonner, je l’espère, par mes amis lecteurs, les lacunes, les erreurs, les confusions qu’ils vont sans doute constater au hasard de ces pages. Qu’ils aient l’indulgence de m’excuser, et la gentillesse d’apporter des corrections sans la moindre hésitation.
Cet article est illustré par des reproductions du dessin aquarellé d’un pichet au décor « glaïeuls » (1890-1900 env.)
Doit-on opposer vérité historique et tradition orale ? Plus précisément, les faits historiques relatés dans l’article “1830-1868 avant RC”, doivent-ils faire oublier la tradition orale telle que nous l’a transmise notre tante ?
Pour ma part, je ne le crois pas. Je pense au contraire que les 2 textes s’enrichissent mutuellement et que les corrections à la tradition, si elles s’avèrent nécessaires, ne doivent pas faire oublier celle-ci pour autant.
Il n’y a pas, dans le cas présent qui nous intéresse, de « vérité » historique au sens absolu. Les documents concernant les faïenceries de la Forêt de Longchamp au XIX ème siècle sont en effet très parcellaires : quelques statistiques départementales ou nationales, des extraits de la matrice cadastrale, quelques écrits, un dessin de la Fayencerie de Longchamp de 1846, quelques pièces de faïence,…En conséquence, l’énumération des faits est assez pauvre, elle est, de plus, froide et rébarbative. Au contraire, la tradition est riche de détails, elle est surtout vivante et explique mieux que n’importe quelle statistique ce qu’il a fallu de “témérité et de courage” pour développer et maintenir une faïencerie comme les Charbonnier ont su le faire.
La tradition telle que la rapporte notre tante a clairement pour but de mettre en valeur l’ « audace inouïe » qu’ont eue les frères Charbonnier. Dans ce contexte, il était évidemment tentant d’affirmer qu’ils ont « créé » Longchamp ex nihilo : « En suivant le cours de l’Arnison, Robert eut la stupéfaction de découvrir une poterie, sans doute bâtie très anciennement par les moines, très endommagée, intéressante cependant par ses vestiges, témoignant de son passé actif au 17ème siècle ». Ce qui est stupéfiant en fait, c’est que Robert semble découvrir les ruines de cette poterie après avoir acheté ses terres : Il aurait donc acheté en aveugle !? Cà ne parait pas très vraisemblable. De plus, les documents historiques sont suffisamment nombreux pour montrer qu’il ne s’agissait pas d’une ruine mais d’une faïencerie créée quelques années seulement avant l’arrivée des Charbonnier.
La tradition aurait pu s’en tenir à la vérité historique : le fait qu’ils aient racheté une faïencerie préexistante n’enlève rien en effet à leur mérite, d’autant qu’ils ont racheté une fabrique toute jeune et encore artisanale pour en faire en quelques années la faïencerie la plus importante de la région et bientôt la seule.
Un autre élément important de la tradition est de montrer que non seulement il y avait audace à créer Longchamp, mais que celle-ci fut « inouïe », parce que les frères Charbonnier n’y étaient pas du tout préparés. C’est le cas de Robert surtout, ingénieur agronome, amoureux de la terre, venu à Longchamp pour se consacrer à l’agriculture et à la chasse. C’est d’ailleurs, selon la tradition, Marcel, le frère centralien, qui donne l’impulsion, qui part se former en Angleterre et revient avec des techniciens anglais. Pendant ce temps, Robert s’adonne aux plaisirs de la vie à la campagne ! Son mérite est donc d’autant plus grand et certainement plus grand que celui de son frère, parce qu’il était encore moins préparé que celui-ci et que c’est lui, malgré ces handicaps, qui est devenu le principal dirigeant de la faïencerie.
Même si la relation qui nous est faite des premières heures de la Faïencerie des Charbonnier a un caractère manifestement édifiant, je pense que la tradition rejoint ici l’histoire et qu’il fallait effectivement une audace inouïe pour se lancer dans pareille aventure sans y être préparé. Le fait qu’il n’y ait pas eu « création » à proprement parler ne nous oblige pas à requalifier à la baisse une pareille audace.
Gaëtan Moisand
NB : Arrivé à ce stade de mon cheminement, une évidence s’est imposée : seuls nos éminents généalogistes-archivistes, Geneviève et Daniel Moisand étaient susceptibles de dénouer les fils bien emmêlés de la tradition et de l’histoire à ce moment précis qu’est la « création » de Longchamp par les Charbonnier. Je suis donc allé frapper à leur porte et bien m’en a pris, car ils avaient déjà de la matière sur ce sujet et celle qui leur manquait, Daniel s’est proposé d’aller la chercher aux archives départementales et dans les offices notariaux de Dijon.
Il s’en suit cet article qui va nous permettre enfin de dénouer les fils entre « une tradition toujours très belle et une vérité historique toujours difficile à cerner » selon les propres termes de Daniel lui-même.
L’acte fondateur du 6 août 1868 et ses suites
Daniel Moisand
Une question se pose : qu’est-ce qui a amené Robert Charbonnier à Longchamp ? Si nous pouvons suivre grâce à des documents historiques incontestables l’évolution de Longchamp du temps de Robert Charbonnier, aucun document sauf la tradition familiale n’apporte de réponse à cette question.
Robert en effet passe son adolescence à Paris et à Versailles et il est diplômé de l’école d’agriculture de Grignon, à l’ouest de Paris. Ceci dit, Robert est natif de Vougeot, en Côte d’Or, son père, Victor-Eugène, militaire de carrière, était en poste à Dijon et la famille était domiciliée chez Marie-Désirée Mauger, petite cousine de sa mère, demeurant à Vougeot. De plus, les origines des Charbonnier sont en grande partie bourguignonnes, en particulier Arc sur Tille, tout près de Longchamp.
Toujours est-il que notre histoire commence en 1868, le 6 août précisément, avec l’acte d’achat d’une faïencerie existante par Robert Charbonnier et son frère Marcel, tous deux déjà domiciliés à Longchamp. Il s’agit uniquement des bâtiments au cœur du village, rue du Faubourg (emplacement de la faïencerie actuelle), avec une usine et une maison, pas de terres. Robert a alors 22 ans, son père est mort un an plus tôt et l’achat sera financé grâce à sa succession.
Marcel est né en 1839, il a donc 29 ans et est diplômé de Centrale ; il part aussitôt se former en Angleterre à Stoke-on-Trent ville du Staffordshire très connue aujourd’hui encore pour ses manufactures de faïence et de porcelaine (Wedwood notamment). Il revient quelques mois plus tard avec un technicien anglais du nom d’Abbington (déjà cité plus haut par Gaëtan), ce qui permettra de différencier très vite Longchamp de ses concurrents avec la faïence « fine ».
Robert va s’engager volontairement en août 1870, conduite héroïque sur le front qui lui vaudra la Légion d’Honneur le 5 mai 1871. En Septembre 1871, il épouse Caroline Glaçon-Bugny, âgée de 18 ans.
Qui est Caroline ? Ses origines et une personnalité hors du commun mériteraient incontestablement une chronique entière, pour ici contentons-nous d’indiquer qu’elle est née à Paris en 1853 et déclarée d’une mère officielle certainement prête-nom et de père non dénommé bien que tout laisse supposer qu’il s’agit certainement de Jean-Charles Bercioux, notable parisien fortuné, qui en devient le tuteur et va l’élever. En 1866, ce dernier épouse Claire Charbonnier, sœur aînée de Robert. Cinq ans plus tard en 1871, par son mariage avec Robert, Caroline devient donc la belle-sœur de son propre père ou la belle-sœur de sa belle-mère, comme vous préfèrerez !
Le contrat de mariage de Caroline et Robert montre des apports à peu près égaux, Robert met dans la corbeille sa part de l’usine, évaluée à environ 45 000 F et Caroline, dont la dot est constituée par JC Bercioux, apporte la même somme en créances « d’un recouvrement certain ». Le jeune couple s’installe à Longchamp, a priori dans la maison dépendant de l’usine, rue du Faubourg, c’est en tout cas là qu’ils sont domiciliés lors du recensement de 1872, avec Marcel et 2 domestiques.
Sous l’impulsion des 2 frères, l’affaire va rapidement se développer, avec des capitaux qui resteront familiaux, du moins jusqu’en 1880, sous la forme d’une Société en Nom Collectif, Charbonnier Frères. Marcel et Robert mettent au point un procédé, intitulé « photochrosie » permettant la décoration des faïences et des émaux par photographie et déposent un brevet d’exploitation le 10 novembre 1875, ce procédé sera vite amélioré et des certificats d’addition au brevet seront établis en 1876 et 1877 et va permettre un développement rapide de l’usine
En 1880, la Faïencerie compte 300 ouvriers. Mais les années 1880 s’avèrent difficiles, l’ancien four fonctionnant au bois (la forêt de Longchamp est une des plus vastes de la région) doit être remplacé par un plus moderne, mais fonctionnant avec du charbon qu’il faut faire venir par train (la gare de Genlis est à 6 km), une concurrence étrangère accrue, principalement allemande, une matière première importée devenue très coûteuse, autant de raisons qui décident Robert et Marcel à faire appel à des capitaux extérieurs, d’abord le 12 avril 1880 avec la création d’une Société en Commandite par actions, puis le 27 octobre 1881, une Société Anonyme au capital de 600 000 F, les Faïenceries de Bourgogne, dont Robert détiendra 20 % des actions.
Cette S.A. ne permettra malheureusement pas de trouver une solution au ralentissement économique de l’époque et elle va bientôt être mise en liquidation ; tous ses actifs mobiliers et immobiliers seront alors rachetés par Robert le 6 mai 1887 moyennant un prix de 70 000 F (30 000 F payable comptant et 40 000 dans un délai de 4 ans). Comparé au montant du capital initial de la société fondée en 1881, la perte en 6 ans a été impressionnante.
La forme juridique des Faïenceries n’évoluera plus jusqu’au décès de Robert en 1905 qui devient donc seul propriétaire ; en 1897, Robert est élu maire de Longchamp, fonction qu’il conservera jusqu’à son décès et qui sera reprise après par son fils René.
Marcel, quant à lui, va vivre quelque temps dans les Vosges (là où son père, Victor Eugène, est décédé 20 ans plus tôt) puis il revient à Longchamp (au recensement de 1901, il est déclaré habiter avec Robert et sa famille) ; en 1905, alors qu’il est nommé tuteur d’Hélène encore mineure après le décès de Robert, il habite 51 bis rue Cler à Paris (il s’agit de l’hôtel particulier de Bercioux, décédé lui-même en 1904), puis on perd sa trace jusqu’à son décès, en 1921, à 82 ans, chez Edouard Charbonnier à Salins.
Les premiers achats de terre ont eu lieu en 1873, une parcelle sur Longchamp derrière l’usine, puis une autre à Labergement-Foigney en 1876 (qui sera revendue en 1901), mais les achats des terres vont avoir réellement lieu dans la période 1894 – 1898, avec, notamment, le Breuil (où se trouve actuellement le terrain de sport), le Pré-Rand, le grand pré de l’étang et plusieurs autres, ainsi que, le 13 septembre 1896, l’ancienne tuilerie (décrite plus haut par Gaëtan) et les terres avoisinantes. Pour cet achat effectué en adjudication, Robert, craignant peut-être de s’exposer, va faire enchérir un tiers, son garde-chasse, puis il se substituera à lui dans l’acte d’acquisition. En plus des terres, Robert va acheter à cette époque diverses maisons, rue du Faubourg, rue du Pont et rue d’Auxonne.
Comment peut-on expliquer ces achats, tous payés au comptant, alors que la situation de l’usine, les lettres retrouvées de plusieurs banquiers l’attestent, est loin d’être florissante ? La réponse est certainement dans la tradition familiale rapportée par Christiane, même si elle la situe mal dans le temps. Une partie importante des fonds provient certainement de dons de JC Bercioux à Caroline, notamment des tableaux, Mamie confirme que Bonne-Maman évoquera ces tableaux à plusieurs reprises devant ses enfants, un indice supplémentaire est l’additif au testament olographe de Robert, daté du 9 mars 1904, 18 mois avant son décès (et 6 mois avant celui de Bercioux), il écrit : Dans le cas où les avances faites à ma chère épouse par Monsieur Bercioux excèderaient au moment de son décès (décès de Monsieur Bercioux) la valeur d’une part revenant à chacun des 2 héritiers (NDLR : Bercioux a 2 enfants « officiels » avec Claire Charbonnier), je recommande à ma femme ou à ses enfants de prendre avec les héritiers Bercioux les dispositions nécessaires en continuant à payer les annuités dont il y aura lieu alors de fixer l’importance et la durée.
Robert connaissant parfaitement la fortune conséquente de Bercioux, une pareille mise en garde ne peut être le fait du hasard, elle stipule l’importance des dons reçus par Caroline. Toutefois, la déclaration de succession de Bercioux, faite en juillet 1905 aux Hypothèques à Paris, ne relate rien de ces dons éventuels – une réponse à ce problème est peut-être contenue dans l’acte notarié de partage de la succession, établi quelques jours avant la déclaration ci-dessus, et qu’il nous faudra rechercher au centre des Archives Nationales à Paris.
Au décès de Robert, tous les biens sont stipulés appartenir à la Communauté, il n’est rapporté aucun bien personnel, ils feront l’objet d’un inventaire par huissier le 3 octobre 1905. Suivant le testament de Robert cité plus haut, tout restera en l’état, il n’y aura pas de partage, Caroline est usufruitière de toute la succession et elle devient gérante des Faïenceries, dirigées en pratique par ses fils René et Edouard, du moins jusqu’au grand « clash » de 1909 entre Caroline et ses fils, clash qui va amener Gaëtan à prendre la direction de l’usine, mais cela sort du cadre de cette chronique …
Marie-Thérèse Moisand Pruvost
(photo de titre : le piano aujourd’hui à Chambourcy)
”Objets inanimés, avez-vous donc une âme,
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?…”
(Lamartine / Milly ou la terre natale / Harmonies poétiques et religieuses)
Une fois la Villa du Chardenois construite (1920), mon père, Gaëtan, pour combler sa femme, décida de lui acheter un piano digne de ses talents de musicienne. C’est à Paris, bien sûr, qu’il te trouva, à la maison Erard, une marque des plus prestigieuses de l’époque.
C’est ainsi que tu arrivas à Longchamp et qu’on t’installa dans le grand salon de la maison. C’est là que commença ta vie dans une famille plutôt musicienne, mais bruyante et assez chahuteuse à ses heures. Dans mes premiers souvenirs, tu étais un instrument très respecté. D’abord parce que tu étais doté d’une sonorité particulièrement réussie, comme le déclara Mr Poyot, maître de chapelle à Dijon et professeur de mes sœurs aînées. Il venait d’acquérir un piano de la même série et t’enviait à cause de ta belle sonorité. Mais aussi parce que tu étais réservé aux artistes : Maman, en premier lieu, ainsi que des amies et des tantes talentueuses : Madame Lestelle par exemple, ou encore tante Hélène, la femme du frère de papa, Henri ; également la soeur de maman, Henriette, dont je reparlerai plus loin. Combien de “4 mains”, symphonies de Beethoven ou de Schubert, ont bercé mes oreilles d’enfant.
Maman accompagnait au piano de grands artistes, telle notre cousine Simone, la femme de Maurice Queille. Elle était violoniste, 1er Prix du Conservatoire de Paris. Simone avait un charme qui nous impressionnait, elle dansait avec son violon. Quelle chance d’avoir de tels concerts à domicile. Je me souviens notamment de la sonate pour violon et piano de César Franck.
Théoriquement les enfants devaient jouer sur le piano d’étude, un Erard droit, qui était dans le “fumoir”. Cependant, dès que je pouvais m’infiltrer dans le salon, je prenais une méthode déchirée, venant de ma grand-mère et laborieusement j’apprenais à lire mes notes avec les numéros au-dessus de celles-ci. Bien que je ne suive pas de leçons, la Reine mère de la maison ne doutait de rien. Un jour elle sortit un 4 mains de Diabelli et me tint ce discours : « Je crois entendre que tu connais tes notes. Essayons donc de jouer cette sonate ». Au bout de quelques mesures, j’étais perdue. « Il faut te rattraper, te débrouiller ! » me disait-elle. Certes, il n’y a sans doute rien de mieux pour apprendre, mais l’énergie et la confiance en soi de maman me désarçonnaient quelque peu. Je trouvais qu’elle était un peu dure.
Cher piano, tu as participé à toutes nos joies et toutes nos peines.
Je vois Papa, de bonne humeur, qui s’approche de toi. Il est sans doute un peu lassé des classiques. Il entonne avec sa belle voix de stentor, puissante et très juste, les airs à la mode : “Valentine, elle a de tout petits petons,…” ou “Viens poupoule, viens”. A sa femme d’improviser un accompagnement ! Cette scène nous enchantait.
Tout se passait près de toi, les scènes les plus variées… Des réceptions de grande classe avec le Préfet de Dijon, l’évêque, le chanoine Kir, les aristocrates du coin. Et aussi les acheteurs ou les représentants de l’usine. Comme nous, tu étais habitué à tout, c’était très enrichissant. Je vois encore une réunion de curés du voisinage ou de pères jésuites avec leurs soutanes. En général, ces jours-là, tu restais muet, ces messieurs cultivés étaient plus intéressés par les conversations de papa que par les auditions de Chopin.
Moments tristes et heureux, nous les avons partagés avec toi. Je me souviens de l’émotion de nous tous réunis dans le salon quand Robert a fait une apparition après l’annonce de la terrible maladie de Papa. Que de larmes ce jour-là. Il en fut de même quand André revint d’Algérie.
Mon cher piano, pendant les années de guerre, tu t’es bien reposé ! Il faisait froid et nous n’avions pas de chauffage. Le salon était fermé. Et puis la Villa était occupée par plus de vingt Allemands, nous n’avions pas trop le coeur à jouer. Un jour d’été où Maman malgré tout s’était mise au piano, un officier allemand était venu la féliciter, il n’en croyait pas ses yeux et ses oreilles : une Française jouant si bien sur un instrument si merveilleux !
Je jouais moi aussi, de temps à autre, mais j’étais si peu encouragée que les progrès étaient plutôt lents. J’étais quand même stimulée par le plaisir de transmettre mon maigre savoir. Les petites nièces ont été mes premières élèves, souvent douées mais le plus souvent attirées par les jeux de leur âge. Puis ce fut le tour de la fille du boulanger, “la Paulette”, consciencieuse et appliquée. Récemment encore, elle m’a exprimé son émotion de venir dans cette grande maison poser ses doigts sur notre ami Erard ! De mon côté, j’étais impressionnée de passer pour un “professeur” qui n’en était guère digne ! Malgré tout, cette fameuse Paulette s’est mise à l’orgue et joue tous les offices de la paroisse et des paroisses voisines.
Mon cher Erard, après la mort de papa, tu t’es démocratisé. Papa n’était plus là pour faire en sorte que le salon ne soit sans cesse envahi… Tous les doigts de la famille se sont posés sur tes touches. De loin, on reconnaissait le pianiste : Henri et la première valse de Beethoven ; André spécialiste des airs de Noël (notamment “ il est né le divin enfant”) ; Robert, ancien violoniste, cherchant un accompagnateur complaisant : il prenait le violoncelle de Mamie et jouait quelques airs connus comme la truite de Schubert. Il finissait par trouver sur les cordes la note juste, mais cela se terminait toujours en rigolade et la pianiste n’avait plus qu’à s’arrêter là. A Noël, les garçons allaient décrocher des instruments de la Fanfare, une pianiste essayait parfois, sans grand succès, d’accompagner cette cacophonie !
Cette époque de la grande “démocratisation” fut aussi celle de tante Henriette (voir note en fin de bulletin). Chaque dimanche soir, elle attirait ”les foules” lorsqu’elle s’installait au piano. Elle savait en gros ce qui se passerait, mais elle devait y trouver un certain plaisir. Sur le pupitre, c’était le plus souvent “Brave marin revient de guerre”. La partition tombait ! Elle menaçait de ne pas continuer, mais la scène se répétait pourtant un certain nombre de fois. Les jours de grand délire, son chignon tombait lamentablement, le clavier se dérobait sous ses doigts, le paroxysme fut atteint lorsque ses jambes furent piquées par des branches de houx tenues par une petite main qui se reconnaîtra certainement en lisant ces lignes ! Il y eut des jours plus sérieux où elle nous jouait sa composition, une marche royale pour le sacre du prochain Bourbon qui était censé revenir sur le trône. Elle faisait danser les filles sur des airs de Lully. Si maman jouait, elle lui disait : « tu vas le casser ton piano ». Elle était, bien sûr, jalouse de maman.
Jeune fille, après la guerre, je me rapprochai davantage de toi. Je pris le temps de jouer beaucoup plus. J’eus la chance d’accompagner, toutes les matinées du samedi, Mr Martenot : ancien commandant de musique militaire, c’était un remarquable violoncelliste, dont la belle sonorité était très émouvante. Les sonates pour piano et violon, celles de Beethoven entre autres, faisaient partie du programme. Combien je regrettais de n’avoir pu travailler ma « technique » plus tôt. Ce fut pourtant des instants de bonheur.
A cette époque, tu fus très occupé, non seulement parce que je jouais souvent, mais aussi parce que maman, plutôt que se déplacer comme elle le faisait par le passé quand elle était moins fatiguée, faisait venir les jeunes filles de la Chorale à la maison pour répéter ; elle donnait des leçons particulières pour soprani ou alti en les accompagnant au piano.
C’est à cette époque que j’ai eu la chance de rencontrer mon cher Jean-Marie. Lorsqu’il m’écrivait ses premières lettres, Eva, la cuisinière de la Villa, qui habituellement ne quittait pas sa cuisine, frappait à la porte du salon. Avec son air de paysanne futée, elle me clamait : « Encore une lettre de la place Victor-Hugo !». Elle avait tout deviné… Affichant un air désintéressé, je reprenais mon étude !
Puis vint l’époque des fiançailles et des mariages où tu faisais partie de la fête. Accompagné de corbeilles de fleurs, tu avais belle allure, l’allure des jours heureux. Je découvris à cette époque les talents cachés de mon fiancé. Son excellente oreille lui permettait de jouer sans partition les airs à la mode, comme ”la mer” de Charles Trenet.
Les années passèrent, mais tu fus rarement abandonné. Maman continuait à jouer régulièrement ainsi que des amis, des membres de la famille, des enfants et petits-enfants. Parmi eux, Marcel Girard, excellent musicien, avait eu le courage d’entreprendre des 4 mains avec maman. Je dis “courage”, car il fallait voir la rapidité de déchiffrage de la Reine. De plus, son enthousiasme l’entraînant, elle envahissait peu à peu la banquette, le pauvre Marcel risquant à chaque instant de tomber à terre !
Mais il faut bien tourner les pages…
Un jour de juin 1964, Mamie me téléphona en m’annonçant la gravité de l’état de santé de notre chère maman. Nous l’avons trouvée couchée dans un lit installé près de toi au salon. Là même où Papa avait reposé après sa mort, des années auparavant. Après le dîner, je me trouvai seule un moment avec notre grande malade. Sur le pupitre se trouvait encore le recueil des préludes de Bach, dont elle s’était servie quelques heures avant son malaise. Elle me dit alors : “Tu peux fermer ce livre. Je ne jouerai plus”.
Le lendemain elle fit venir Paulette, lui demandant avec insistance de jouer son enterrement. Puis ce fut le tour de Germaine Royer, la chef de l’atelier de peinture. Elle lui expliqua comment faire la bordure d’une fontaine créée à l’occasion de la foire de Dijon. Dans la soirée, ses malaises s’aggravèrent, elle nous fit ses recommandations : “Mes enfants, je n’ai pas fait de testament, celui de mon père fut si mal respecté… Aimez-vous les uns les autres.” Puis, après un silence poignant : “C’est merveilleux, cette envolée vers le ciel… Ce qui est dur, c’est de vous quitter.”
Elle ajouta un peu plus tard : “Au revoir mon vieux piano, je t’ai tant aimé.”
Après la mort de maman, c’est moi qui ai hérité de toi. Le temps défile vite : tu as désormais passé plus de temps auprès de moi que tu n’en as passé au Chardenois. Auprès de moi, de Jean-Marie, de mes enfants et de mes petits-enfants…Tu as été soigné, respecté, aimé. Intensément. Tu as embelli nos fêtes, celles de Noël notamment où tu étais joué presque toute la journée. Tu nous as ainsi permis de vivre de grands moments de bonheur.
Mon cher piano, tu es devenu le meilleur ami de notre foyer… Mais ceci est une autre histoire qui n’intéresse pas tous les lecteurs du Chardenois et que j’écrirai bientôt pour mes enfants et petits-enfants..
Simone Queille devant la porte d’entrée de la Villa. Simili-gravure extraite d’un article de la revue « Le Miroir Dijonnais et de Bourgogne » consacré à la grande fête de Longchamp d’avril 1929
Devant la même porte d’entrée, en bas des marches, deux pères jésuites et Gaëtan ; sur les marches, assis, Maurice Queille, debout, selon Marie-Thé, Edouard Queille, le jeune frère de la mère de Gaëtan et du père de Maurice ; contre la porte, de g. à dr. Caroline et deux de ses filles, Juliette et Hélène. Toujours selon Marie-Thé, la photo date de 1928, parce que Hélène est enceinte de … Marie-Thé !
Germaine Royer et Hélène à l’atelier de peinture. Sans doute, la dernière photo de la Reine
Note de la rédaction
Il ne s’agit pas ici de présenter une biographie exhaustive de Tante Henriette, d’autant que ceux qui l’ont connue ont tous des idées bien précises sur le sujet et plein d’anecdotes à raconter. Il s’agit plutôt de mettre en perspective, surtout pour ceux qui ne l’ont pas connue, les « séances très spéciales » qu’a vécues Tante Henriette vers la fin de sa vie, comme celles relatées par Marie-Thé lorsque la tante jouait au piano.
Deuxième enfant de Caroline et Robert Charbonnier, Henriette est née à Longchamp le 8 octobre 1873. Hélène, la petite dernière, est de 13 ans sa cadette. En 1909, peu d’années après la mort de Robert, face à la gestion calamiteuse de la Faïencerie par les fils René et Edouard, leur mère décide de faire appel à ses gendres, Marcel Joran, époux de Juliette, la fille aînée, et Gaëtan, dont le mariage avec Hélène remonte à un an à peine. Henriette, de facto, se retrouve du côté de ses frères, lesquels vont acheter et exploiter une Faïencerie à Salins au pied du Jura.
Henriette s’est mariée avec Jules Bos le 8 août 1897 ( la photo ci-contre les montre sur le perron du chalet ce jour-là). Le jour où elle apprend la mort de son mari dans les premiers combats de la guerre de 14, elle dira selon la tradition familiale : « Il m’avait donné l’amour, il vient de me donner la gloire ». Il y a lieu de noter ici que Caroline n’avait pas fait appel au mari d’Henriette en 1909 sans doute parce qu’il était militaire de carrière et aurait refusé la proposition. Devenue veuve, sans enfants, Henriette va avoir une existence difficile, d’autant plus qu’une bonne part de sa fortune a été captée par le parti royaliste, toujours selon la tradition familiale. Laquelle prétend également qu’elle vécut à Paris non loin des colonnes du Trône pour y attendre le retour (hypothétique !) du roi. Après Paris, elle ira trouver refuge chez son frère Edouard à Salins. Celui-ci l’amena un jour à Longchamp vers la fin des années 40 pour qu’elle y fasse un court séjour. Elle y restera… jusqu’à sa mort en 1955.
« Fière, virile, sûre d’elle-même, entreprenante… », selon les mots de Christiane (in la Saga des Charbonnier-Moisand, avril 2001), ces qualificatifs ne paraissent pas usurpés si l’on connait la lettre qu’adresse son père à Henriette 3 mois avant son mariage : « Je suis bien aise que tu commences à t’apprivoiser et je suis obligé d’avouer que si ce résultat est réel, il fait honneur aux mérites et à l’habileté du dompteur qui a entrepris ce travail herculéen ! ». Le dompteur était son futur mari.
Sans doute aigrie par une vie difficile et par son retour non voulu à Longchamp, volontiers hostile et jalouse de tout ce qui a trait aux Moisand, elle devient par contrecoup la tête de turc des enfants de la Reine (et des petits-enfants aussi !). Comme le note Marie-Thé à propos du piano, elle semble prendre plaisir à cette situation, certainement pas par masochisme, mais plus sûrement par goût du panache. Les séances au piano ne furent pas les seules qu’elle rechercha (… ou qu’elle eut à subir !). Il y en eut bien d’autres…
Cette note ne serait pas complète si l’on omettait de mentionner les talents de sculpteur d’Henriette, comme on peut le voir sur ces photos de la statue de Sainte-Anne et de Marie enfant prises à l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou à Paris . Le mieux, bien sûr, est de s’y rendre, la statue est dans le transept droit de cette église où se sont mariés Caroline et Robert Charbonnier en 1871. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’elle fit don de cette statue à cette église, mais plus sûrement en souvenir du mariage de ses parents en ces lieux.
Que sont devenues les oeuvres d’Henriette ? Peut-être certains lecteurs du Chardenois ont-ils la réponse. Les mêmes ou d’autres se souviennent peut-être de la statue, exposée un certain temps à la Villa et qu’Henriette appelait comme le rappelle Marie-Thé : « Vers l’infini ».
Ambre est née le 15 janvier 2011
Elle est la fille de Céline Gresset Persico et de Jean-Charles Persico, la petite fille d’Elisabeth Moisand Gresset et de Jacques Gresset, l’arrière-petite fille de Denise Duffour Moisand (†) et de Robert Moisand (†).
Il est le fils de Solène Petit Chaignon et de Frédéric Chaignon, le petit-fils de Christine Pruvost Petit et de Patrick Petit, l’arrière-petit-fils de Marie-Thérèse Moisand Pruvost et de Jean-Marie Pruvost(†).
Sur ebay, une annonce datant de fin 2010 … Oui, une annonce et non pas une vente aux enchères ! C’est original et ça méritait qu’on s’y arrête, d’autant plus que l’annonce concerne un vieux service de Longchamp.
Recherche désespérément tout élément pour compléter le service de table de ma grand-mère décédée (je n’ai que 5 assiettes plates) -tellement de souvenirs d’enfance dans ces assiettes- de la fabrique Longchamp, modèle Cardère, porcelaine terre de fer. Longchamp a fermé ses portes et malgré mes incessantes recherches je n’ai même pas vu en photo ce modèle sur le net!… Alors, je compte sur vous pour me donner des infos ou pour me céder à bon prix les assiettes, plats, raviers, soupière… dont vous pourriez disposer. D’avance un grand merci pour votre aide !
Voici le mail envoyé, via ebay, à l’auteur de l’annonce (6/01/11)
Bonjour, je suis l’arrière petit-fils du fondateur des Faïenceries de Longchamp. Il s’appelait Robert Charbonnier, dont les initiales RC se retrouvent au dos de votre assiette entre le nom du service, Cardère, et le nom de la fabrique, Longchamp. Il n’est pas étonnant que vous n’ayez pas trouvé à ce jour de pièces de ce service : il a dû être très peu commercialisé et doit être très rare. Moi-même je le découvre grâce à vous ! Il est possible de diffuser votre annonce dans notre blog familial « le chardenois » que vous pouvez découvrir sur internet (via google, vous tapez chardenois, la 1ère rubrique qui apparait, c’est nous), mais le prochain bulletin est prévu pour avril : il faudra donc patienter si cela vous intéresse qu’on diffuse votre message ! Gaëtan Moisand
Réponse de Muriel (backtofactory@gmail.com) le 8/01/11
Je vous remercie vivement pour votre mail et toutes les informations qu’il contient… et comprends mieux maintenant pourquoi j’ai tant de mal à reconstituer ce service de table! Vous êtes la première personne qui m’apporte quelques éclairages et ne suis qu’à moitié surprise que vous ignoriez jusqu’à son existence car il semble effectivement très rare. Dommage, car il semblerait que j’aurai beaucoup de mal à trouver quelques pièces… J’accepte avec plaisir votre aimable proposition de faire paraître mon annonce dans votre blog familial et me tiens à votre disposition dès que cela sera envisageable. Si toutefois, il s’avère que cette entreprise est vouée à l’échec et que vous souhaitiez inclure ce modèle lors d’une exposition sur la faïencerie de Longchamp, je suis tout à fait disposée à vous le confier voire même à m’en séparer. Je n’ai que 5 assiettes plates…
Si un lecteur du Chardenois peut répondre d’une façon ou d’une autre aux préoccupations de Muriel, qu’il n’hésite pas !
Deuxième anniversaire
Avril 2009 – Avril 2011
Un très grand MERCI et BRAVO à toutes celles et ceux qui contribuent à la rédaction du Chardenois, et en premier lieu Philippe et Gaëtan! C’est une chance pour nous tous et notamment pour les plus jeunes d’entre nous qui, comme moi, avons tant de « lacunes » dans la connaissance de la riche histoire de notre famille; bien qu’ayant aussi quelques excellents souvenirs à Longchamp tout petit!
Ce numéro 8 est encore une belle réussite, alors joyeux anniversaire et longue vie au Chardenois!
Ivan Girardot (petit-fils de Mamie Martin et fils de Lolo)